Immota Manet
inscrit au fronton du palazzo comunale
restée intacte
elle devait rester comme cela immobile immuable intouchable inchangée
elle devait être protégée des dieux par cette formule gravée dans le marbre au fronton de son palais communal
à chaque tremblement de terre elle survivait elle tenait ferme elle était immunisée
il y avait 99 places 99 églises 99 fontaines il y avait des sculptures des moulures des dorures il y avait une beauté immaculée vierge de tous les circuits le temps s’y était arrêté
on était en 2004 en 2005 en 2006 on descendait à Rome pour manifester contre la guerre en Irak pour visiter les Musei Vaticani on allait à Rivoli voir la Villa Adriana on avait la sensation de marcher dans l’histoire et dans les mots d’Ovide et de Marguerite Yourcenar
on pouvait éprouver sur nous le pouvoir de ces chiffres primordiaux ces combinaisons architecturales et spatiales étaient magiques obscures mystiques
de sa fontaine aux 99 têtes aux 99 bouches jaillissaient les eaux de sources antiques et nous remontions le temps dans ses forêts aux arbres millénaires
elle grimpait sur les flancs de la plus haute montagne méridionale d’Europe le Gran Sasso qui dominait tout et elle avait quelque chose d’immortel de divin une ville dormante une carte postale
vue d’en haut elle ressemblait à un aigle royal posé à même une crête rocheuse qui dévale la péninsule
son nom lui même - L'Aquila - signifie l'aigle
là ici là
je me suis inlassablement promenée dans ses rues étroites en quête de son exotisme succulent j’ai visité ses patios enduits d’ocres ses églises médiévales ses arrières salles ses appartements d’étudiants ses petits bars et ses théâtres bricolés
son stuc ses linteaux ses façades ses tours je les ai photographiés avec un petit appareil numérique j’en ai alimenté des carnets
j’ai ramassé les santini des candidats aux élections municipales j’ai suivi les ragots de la maldicenza et j’ai mangé les focacce du Boss
j’ai cherché parmi tous les regards des lueurs d’espoir et j’en ai trouvées comme autant de petites étoiles dans le ciel d’un mois d’aout
ils avaient tous les âges ils avaient l'amour de leurs paysages ils y avaient leurs racines leurs branches leurs futurs ancêtres
on en a fait des allers-retours arrivant par le bus de la gare Tiburtina arrivant par les viaducs vertigineux
aujourd’hui cette ville n’existe plus ou bien si peu comme nous l'avons connue
on ne peut plus y marcher on ne peut plus s’y aventurer c’est une zone passée trépassée une zone rouge comme ils l'ont appelée
quand pour la plupart des villes changer met plusieurs années
cette terre cette ville là a basculé en 36 secondes
36 secondes de secousses sismiques qui ont effacé sa réalité à l’instant T
36 secondes qui ont éteint des centaines d’années de labeur
36 secondes qui ont créé un âge d’or un passé regretté
un avant et un après
36 secondes dans la nuit du 5 au 6 avril 2009
36 secondes à 3h32 il faisait noir
et aujourd’hui il n’y a plus que l’endroit du souvenir l’endroit du rêve où elle revient parfois
et ainsi cette ville est devenue une idée une image mentale une reconstitution imaginaire
Immota Manet
dans ma tête là au moins elle est
restée intacte