je n'ai jamais plus tenu de carnet de manière aussi assidue
celui-là fut un vrai compagnon de chaque instant il accueillait toutes mes découvertes il était le témoin de tous mes déplacements
grâce à lui je me souviens de moments totalement futiles de pensées volantes de détails sans importance
et ma vie de l'époque bruit encore aujourd'hui de mille sons de mille questions dans ses pages un peu passées un peu délavées
je me souviens que je rêvais de ravins de chemins qui serpentent de failles rocheuses et de souterrains
j'essayais de dessiner cet endroit que j'avais vu quelque part dans mon inconscient
une grotte dont les stalactites et les stalagmites qui se rejoignaient formaient comme de minces piliers où l'on voyait ça et là des flaques d’une eau limpide où le regard se perdait dans un horizon obscur
je dessinais des livres rangés dans une bibliothèque des femmes aux larges décolletés des sujets classiques
je conservais chaque billet d’entrée au musée chaque ticket de bar chaque reçu de péage je les collais dans le carnet rien n'était prioritaire tout était mélangé de la liste des courses aux croquis de Léonard de Vinci le carnet est un bout figé pour toujours de la vie en cours
on y trouve encore des listes de noms d'artistes des résumés de pensées éparses des citations glanées tous azimuts des ébauches de dessins des bouts de brochures découpées des check-in d'avion autocollants et des titres poinçonnés de voyages en bus
pèles mêles les supports insignifiants de la liberté minutieusement rassemblés là pages après pages
dans un ici ou jamais de papier fragile
je n'ai jamais plus tenu de carnet de manière aussi assidue
à l'époque j’accumulais sans savoir pourquoi tous ces détails en pagaille
sans savoir que le temps ferait son oeuvre et qu'il m'apporterait la réponse des événements
il s'agit alors peut-être d'un dialogue
un dialogue de sourds ou d'aveugles
le temps et moi parlant chacun une langue différente et essayant de s'entendre de se comprendre dans le brouhaha d'une époque
dans ma langue j'avais commencé à faire des autoportraits
le moi de janvier le moi de février le moi de mars le moi d’avril
c'était à chaque fois des portraits ratés et je me demande toujours aujourd'hui si se dessiner soi-même ce n'est pas tenter désespérément de se connaître tenter d'apposer dans le monde une image claire de soi au moment où notre vue se brouille
j’étais partagée dédoublée je ne savais pas où donner de la tête où poser mon regard sur quel détail me focaliser comment faire coïncider les différentes parties de moi
éclatée entre des visions mystiques des aspirations antiques des élans révolutionnaires des envolées poétiques des désirs d’écriture des projets de projets toujours avortés
je portais sur mes épaules la basilique de Collemaggio aujourd'hui édifice effondré dans une ville fantôme
j'étais assise là dans le présent temporaire de ce lieu insouciante des catastrophes futures sous un ciel bleu d'inattendu avec ma soif de connaître
et même ailleurs même loin et bien que je ne sois plus aussi assidue dans la tenue de mes carnets je suis toujours cette femme souriante tenant sa vie en bandoulière
une femme cherchant à se connaître avec son obsession à retenir la vie à l'écrire à la dérouler à la représenter dans toutes ses facettes
une femme avec sa frénésie de questionnements avec son univers entier de doutes
qui dessine écrit et photographie les fentes les failles les fissures à venir dans les murs du souvenir en construction
Extraits du carnet 2005
« Sans doute me faudra-t-il encore quelques mois (quelques années ?) pour comprendre les raisons de mon choix (quitter – pour si peu – la France), les mécanismes du changement, et l’horizon de cette aventure. Sans doute suis-je en train de goûter pour la première fois les saveurs de l’inconnu, ce présent-futur que je ne connais pas. Et c’est pour cela que j’ai l’impression d’avoir le ventre creux (…. collage "conoscere"/ connaître). Sans doute ce mystère se dévoilera-t-il un jour sans que je ne soulève le rideau du destin. Mais comment ne pas douter, maintenant que mes yeux ne voient plus, que mes oreilles n’entendent plus et que mes mains ne font plus rien ? Avoir la foi dans le hasard d’accord. Mais la pensée dans tout ça ? Est-elle vraiment si magique que le laissent croire les milliers d’informations submersibles de ceux qui voient, entendent et font ? Je suis perdue. Comment me faire, quand rien, avant moi et par les miens, n’a été fait ? Je veux me faire croire que je crois en moi, dans le monde des belles histoires (… collage photo devant Collemaggio….) du jour au jour, de l’heure à l’heure, de la diagonale à la tangente, je me suis égarée dans le chemin. »