naval

Le chantier naval était déserté en ce jour férié. On aurait dit un animal mythologique géant, une hydre abandonnée, étendue morte, déchiquetée, terrassée, le long du fleuve baignant ses plaies sanguinolentes.

 

Bouches d’acier, gueules ouvertes et rouillées, comme gémissantes, morceaux de bras, de jambes, de mains, de pieds éparpillés par les vents, corps et crêtes de fer hérissés aux grues immobiles, plantées comme des flèches dans les flancs du monstre chantier.

 

Monstre affalé, vaincu, figé dans sa rouille, comme effondré sous les assauts incessants des pluies crasseuses.

 

Au petit matin suivant, reprise du travail. Froid et humidité d’un printemps d’arnaque. Les ouvriers sont revenus, mornes, au chantier, et de leurs flammes, de leurs étincelles, de leurs éblouissantes soudures, de leurs faisceaux d’eau kärcherisée, ils dépècent le monstre. Ou peut-être le raccommodent-ils ?

 

Les grues entament un ballet, soulevant du petit doigt des tonnes de fer, déplaçant d’un trou à l’autre, les poutres d’acier, au-dessus des crânes offerts au drame, ouverts à l’accident sacrificiel.

 

L’eau remue toujours à côté, inquiétante masse mouvante, impassible aux allers et venues des longs bateaux d’acier posés dessus. A terre, ça tape à la masse, ça soude, ça meule, ça monte et ça démonte, ça graisse, ça coupe, ça découpe ; on arcquère, on charge, on jette, on ponce, on déplace, on transporte, on s’affaire, dans l’enfer du chantier, dans les viscères d’un monstre hurlant, grinçant, tonitruant. Tombent sur les rails et les graviers bouts de tôles, axes et boulons, barres d’échafaudage, pinces, écrous, limes, carénages et pièces de moteur, câbles, chaînes, rivets, ferraille plus lourde que mille corps inertes, jonchant un sol miné de danger.

 

Les bleus de travail, les chaussures de sécurité boueuses et ferreuses, les bottes pleines de déchets de soudure, les mains aux ongles et aux lignes tatoués de la graisse noire des moteurs, les cheveux hirsutes, hérissés de poussière de fer, les regards fatigués, sous les fronts plissés, et les calvities souvent blessées.

 

Roumains, bulgares et polonais échangent rarement, dans des langues d’un autre monde, qui s’entremêlent aux chaînes des palans, et tournent avec des clés géantes des boulons plus gros que leur poing. La pluie les bat, les abat, les achève, et ce n’est plus le chantier seul qui est mort et vaincu, mais les hommes qui plient et ploient avec lui sous la dureté du labeur ingrat. Qui est le monstre ? Où est le grand patron qui s’engraisse sans jamais se salir les mains, sur les blessures et les crânes échevelés des hommes suant sous les coques poisseuses des bateaux en cale sèche ? Qui est ce monstre qui ne se montre pas ? 

 

Je demandais à l’un des mariniers, en attente de réparations sur son bateau, posé entre deux grues.

« On l’appelle Quatmileuro, car en-dessous de quatre mille euros, il ne prend pas ton bateau au chantier. »

 

Il parait qu’il était gros et qu’il payait ses ouvriers au lance-pierre. Je frissonnai en traversant le chantier pour aller pisser. Là j’essayai de ne pas toucher le rebord des toilettes avec mes cuisses nues. Et avant de remonter par l’échelle sur le bateau, je crachai à terre et me dis que ce monde d’hommes était vraiment monstrueux.

 

 

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