La gitanisation des débats

 

La stigmatisation, elle tombe sur les gitans, évidemment, une communauté propice à être montrée du doigt, qu'il est facile d'attaquer et tout naturel d'insulter, tant ils y sont habitués. Il fallait un dérapage et un bouc émissaire sur lequel focaliser l'attention, rejeter tout l'émoi de la semaine afin d'éviter les vrais débats qui dérangent : c'est un boxeur manouche de banlieue qui ramasse pour tout le monde. Unanimement condamné à partir d'images tronquées, passées en boucle sur toutes les chaînes de télé, il devient l'ennemi public numéro un. Après qu'il se soit rendu aux autorités et qu'il se soit excusé pour ses actes, alors même qu'il n'a pas de casier, une famille et un travail, on le place en détention, on monte toute une affaire autour de lui. De ses quelques secondes où il frappe à mains nues un homme en armure casqué, payé pour asséner et recevoir les coups, on crie au loup, on s'offusque, on s'insurge, on dénonce la violence inouïe, intolérable, on salit l'ensemble du mouvement, qui le porte en héros. Un seul gitan bagarreur suffit à justifier l'insupportable escalade de la violence des forces de l'ordre dans toutes les villes du pays. On passe sous silence des centaines de manifestants blessés, des dizaines de mutilés, des milliers d'autres nassés, gazés, coursés, fouillés, humiliés, fichés, au profit d'un pauvre gentil policier qui porte son bras en bandoulière et témoigne à visage caché. Le permis légal de se défouler, avec des grenades, des tirs de balles à bouts portants, des bombes de gaz asphyxiant, est légitimé par tous les chroniqueurs, les experts, les éditorialistes, les politiques, les ministres, qui décrètent l'interdiction formelle de répondre aux coups portés à la seule force de ses mains, de protéger des femmes malmenées, de défendre des droits bafoués. La comparution immédiate fait une mise en scène de procès pour confirmer la condamnation publique, médiatique, unanime et sans équivoque du méchant gitan, violent par nature, dangereux par décrêt. Il n'y a aucune défense possible, aucune explication qui tienne: c'est plié d'avance, le gitan boxeur reste enfermé. 

 

J'avais senti venir cette "gitanisation" du peuple insurgé, du peuple révolté, en voyant les cabanes de bric et de broc s'installer sur les ronds-points, en écoutant les gens s'emparer avec fureur de leur droit à occuper la rue, à circuler sans être surtaxés, en constatant semaine après semaine leur acharnement à tenir le pavé, à ne pas obéir aux injonctions de dégager, aux ordres de rentrer gentiment chacun chez soi. J'avais tout de suite fait le parallèle avec les nomades, libres et insoumis, forains, ou manouches, sinti ou yéniches, quand les gens se sont mis à rester là, dehors, à vivre sur place, quand ils ont compris à quel point le froid, le ciel, le grand air pouvait les cimenter les uns aux autres, quand ils ont passé le cap de dormir dehors, de manger dehors, de danser dehors, de chanter tous ensemble leur colère, de faire de grands feux de joie jusqu'aux étoiles. Et ce doigt d'honneur adressé aux puissants, ces provocations impertinentes envers les journalistes, les politiques de tous bords qui tentent de les récupérer, avec tout ce qui vise à les définir, à les enfermer dans des cases, et puis les tensions avec les gendarmes, la police, la tête haute, le courage de faire face, de ne pas se plier à l'autorité, le plaisir jouissif de se foutre des règles qu'ils tentent d'imposer, la fierté retrouvée d'appartenir à une communauté de rebelles, qui revendiquent avec panache... Et cette force de ne plus avoir honte de soi, cette capacité déconcertante à prendre tout le système en dérision, à se moquer, à ridiculiser, à dénoncer les injustices, les magouilles en tous genres, le besoin vital de reprendre les rênes, de reprendre la main sur son destin... tout ça c'est l'esprit gitan, la misère sublimée, la noblesse bohémienne, la liberté libre. Cet esprit là souffle sur les barbecues improvisés, dans les manifs non-déclarées, dans la fraternité retrouvée, dans la solidarité inconditionnelle. Les révoltés forment un clan, une immense famille, se rallient, avec leurs différences, leurs spécificités, sous la même bannière, pour constituer un corps unique, une force qui fait flipper, et qui enivre. Cette énergie là, consciente de l'injustice partagée, et déterminée à y résister collectivement, à opposer une union soudée, à cibler les oppresseurs, à les interpeler, à leur déballer sans détour des vérités, c'est l'énergie des voyageurs qui transitent inlassablement de parkings en parkings avec leurs caravanes, qui s'installent là où on leur interdit de le faire, qui prennent l'espace public, pour y habiter en groupe, qui s'infiltrent dans les moindres failles, qui s'imposent sans attendre de consentement ni d'autorisation, qui ne se laissent pas faire. De mon point de vue, l'occupation des ronds points, les blocages des zones de transit, cette présence affichée dans les non-lieux du trafic, les levées de péages, la destruction des radars, le désir d'être sur routes, m'a fait penser qu'une puissance gitane s'était réveillée, qu'elle s'exprimait finalement, au-delà du peuple gitan: c'est principalement ça qui m'a touchée chez les gilets jaunes. 

 

Mais, c'était sans compter le mépris historique des petits bourgeois pour les bohémiens: au fond pour eux, un smicard, un chômeur, ou un gitan, c'est le même voleur de poules qu'il faut mater et chasser, qu'il faut dégager de l'horizon, pour ne pas gâcher l'ordre et l'harmonie du paysage, et surtout pour ne pas mettre en danger le socle sacré du capitalisme effréné: la propriété privée, la compétition entre les individus, l'assujettissement de l'humain à un système organisé pour l'exploiter. Il ne leur manquait plus qu'une incarnation en chair et en os, en coups de poings et en coups de pieds, pour ouvrir les vannes de l'ignominie. Le gitan boxeur est une aubaine pour eux. Au sujet du gitan plus besoin d'argumenter, sur lui peuvent s'abattre en toute impunité le rejet bête et méchant, l'amalgame sans nuance, le refus pur et simple du dialogue, la machine à broyer de la justice, de la prison, de la condamnation sans procès, même l'interdiction d'une cagnotte solidaire, et jusqu'aux appels les plus vils à tirer à balles réelles sur les manifestants, par un ancien ministre de l'éducation, carrément l'appel au meurtre par celui qui gérait les écoles de la républiques, l'incitation à la haine pure, et les insultes publiques, éhontées, qui vont avec. Le gitan justifie à lui tout seul, par sa rébellion, par son insoumission, la détermination sans complexe à exterminer la révolte de tous et toutes. Car une revendication collective portée à coups de poings sur un policier par un gitan ne peut qu'être un débordement intolérable de salopards à mater "sans complaisance". Il faut que la police riposte avec ses armes à feu sur ces salauds de gitans, qui ne connaissent que la violence... Tous les gilets jaunes sont ce gitan là désormais, ce gitan qu'on peut abattre. 

 

Ces pauvres cons de gilets jaunes qui s'encrapulent avec des gitans sont aussi taxés par le président en personne d'homophobie, de racisme, d'antisémitisme, car le mépris envers leur simple pauvreté, envers leur misère sociale ne suffit pas. Il faut les entasser définitivement au fond du trou de la gentille pensée occidentale, les enfermer dans des cases encore plus infamantes qui les discréditent aux yeux d'une petite bourgeoisie intellectuelle gavée au mensonge historique, au manichéisme le plus simpliste qui soit. La vérité, ces messieurs des grandes études la connaissent pourtant: les gilets jaunes, comme tout groupe social, reflètent la beauté et la laideur de la société. On trouvera surement dans le lot des casseurs de PD, des racistes, des méfiants de l'altérité, des méconnaisseurs de la différence, des gens que certaines catégories de personnes dérangent, mais ni plus ni moins que dans la rue, ou en boite de nuit, ou en entreprise, ou à l'école, c'est à dire dans le monde en général. Dans leur diversité insaisissable, on trouvera aussi des utopistes, des anciens communistes, des déçus de la gauche, des parents d'homos, des gens qui s'en foutent strictement de tout ça, des gens qui militent pour l'un ou l'autre camps, des gens avec leurs propres histoires de vie. On trouvera des gens qui ont voté pour Marine, des gens qui ont voté pour Manu et, à l'image du suffrage universel qui s'est exprimé en 2017, une majorité d'abstentionnistes, dégoûtés de tout. On trouvera des blancs, des noirs, des arabes, des juifs, des homos, tout simplement des femmes et de hommes de France. Ce qui fait la société d'aujourd'hui, avec sa violence quotidienne, celle qui existe autant dans la vraie vie que dans les manifs. 

 

Jusqu'ici, attentive et appliquée dans la lecture des revendications portées par écrit, sur les réseaux sociaux, dans les tracts produits par des groupes de gilets jaunes ou dans les cahiers de doléances des mairies, je n'ai rien vu de près ni de loin qui évoque ces questions là : je n'ai pas lu de revendications insultant les homosexuels, ou les juifs, ou les arabes. J'ai vu, pour sur, et avec beaucoup d'émotion, passer cette semaine un flot incessant et impressionnant de soutiens au gitan boxeur, une ouverture sans précédent de la société vers le monde des voyageurs, solidaires de la première heure des gilets jaunes, présents dans les manifs, actifs, forces de proposition et de soutien. Les demandes les plus répétées que j'ai vues dans le flot des revendications portent sur la justice fiscale, la hausse des salaires, la baisse des taxes pour les plus pauvres, des possibilités démocratiques supplémentaires comme le référendum, ou des réflexions sur les institutions, la distribution des pouvoirs, la représentativité. A ma connaissance, ces revendications là n'excluent aucune communauté, ni les homos, ni les arabes, ni les juifs. Elles sont portées par le peuple français, pour l'ensemble du peuple français. Et elles me paraissent suffisamment nobles et intègres pour ne pas être détournées, ou insultées, comme le fait Macron, de manière si minable. Si elles existent, les questions ethniques, identitaires ou religieuses sont largement minoritaires, pour ma part, je n'en vu aucune. Réduire la révolte populaire à ces seules conceptions là, témoigne juste d'une pure mauvaise foi, à la rigueur d'un raisonnement stupide, hors sujet, hors sol, qui n'est pas digne d'un président de la république française. Il s'agit tout au plus d'une basse manoeuvre de Macron et de ses courtisans pour tenter diviser. Diviser pour mieux régner. On n'est pas dupe de leur machiavélisme. 

 

Concernant les deux autres dérives, la réponse autoritaire et le déchainement d'une violence aveugle de l'Etat contre son peuple, je lance un paris sur l'avenir. Je mise tout ce que je possède sur cette prophétie: l'histoire se rappellera des noms de tous ces irresponsables politiques, et elle replacera leurs décisions, leurs réactions, leurs comportements, leurs discours à la place qu'ils méritent. Les citoyens de demain diront qu'à ce tournant du 21ème siècle, nos politiques ont gagné leur postérité dictatoriale, qu'ils ont accédé à l'infamie, qu'ils ont trahi non seulement leur peuple, mais aussi celui à venir, qu'ils ont rejoint dès lors le panthéon des criminels du pouvoir. Ces dirigeants ne font rien d'autre que s'appliquer à entacher leur noms du sang des victimes de leur acharnement à défendre un système mortifère, dépassé. Eux qui ont insulté, réprimé, mutilé et condamné des clâmeurs d'espoirs, des combattants de la justice, des défenseurs de l'égalité, des manifestants exigeant plus de démocratie au péril de leur vie, ils seront demain reniés par leurs enfants, démentis par leurs petits enfants, qui voudront changer leur état civil. Ils seront les symboles d'un monde injuste, cruel, toxique, contre lequel l'humanité, et la nature toute entière, se sont battus. Les générations futures les érigeront en contres-modèles, en monstres inhumains, en ogres, en despotes, en damnés et elles n'auront de cesse de les maudire. Ainsi qu'ils tentent d'exploiter nos vies, de détruire nos ressources, nos trésors de beauté, de faune, de flore, de nature, d'humanité, de bonheur simple, pour leur seul intérêt, pour le maintien insensé de leur puissance, nous démonterons leur système vorace, leur idéologie néfaste, et nous ferons d'eux les calamités d'une époque révolue. Ils s'inscriront dans les mémoires des siècles à venir comme les fous qui ont tenté de vendre à leur uniques profit la beauté du monde. 

 

Dans cent ans, nous organiserons dans nos campagnes l'itinérance mémorielle de ce tournant là, la commémoration solennelle destinée à les désigner comme les coupables de la guerre que nous vivons aujourd'hui, et à fêter notre libération de leurs griffes maléfiques.  

 

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