Je ne veux plus payer pour toi

 

Je donnerai toujours aux miséreux plus de crédibilité, de confiance, car ceux-là connaissent la vie, sa cruauté et sa beauté, et avancent sur son fil tendu au dessus du vide, sans filet. Je me méfie de cette classe politique d'enfants gâtés, programmée à diriger par le simple privilège de la naissance, par la réussite d'un formatage scolaire, et l'intégration docile de normes, de règles, de doctrines. En quoi un gosse de riche qui n'a jamais du faire face à la moindre difficulté financière, qui n'a jamais pâti de la moindre violence sociale, qui à aucun moment de sa vie n'a du se battre contre l'injustice arbitraire, qui n'a pas vu un de ses parents humilié, qui n'a pas dû sacrifier son ambition pour soutenir les siens, en quoi celui-là est-il plus doué pour diriger, plus apte à décider, plus légitime à choisir, trancher, arbitrer, juger? Son seul mérite est d'être formé, préparé, et déterminé à défendre ses intérêts, à garder la main sur toutes les formes de pouvoir qui peuvent lui être utiles, à augmenter son capital, son confort matériel, immobilier, culturel...  

 

Le parcours tout tracé d'un fils de bonne famille, né dans un beau quartier, bien propre sur lui, bien blanc de peau, aux manières policées dans son costume soyeux, depuis l'école des Jésuites jusqu'à l'ENA en passant par Sciences Po, les cabinets ministériels et les salons feutrés des banques, ce parcours-là n'ouvre aucune porte à l'empathie minimale requise pour comprendre le quotidien d'un citoyen lambda, et de ses galères quotidiennes. Sans parler de tous ceux passés par le formatage des business schools, des lobbys pollueurs, des grands groupes voleurs de ressources, créateurs de misère, en France ou ailleurs dans le monde... 

 

Un gosse de riche n'est-il pas en fait un pauvre, un démuni, en terme de connaissance et d'expériences d'une certaine réalité brute de la vie ? Ne serait-ce pas lui, le vrai marginal, l'inculte, complètement déconnecté de la vérité sociale ? 

 

Sa vision du monde est et restera biaisée par son confort de vie, par la facilité qui lui a été offerte d'étudier là où il est prestigieux d'étudier, de travailler là où il est lucratif de travailler, d'hériter de ce dont il n'a même pas besoin, de posséder parfois des biens sans même le savoir tellement il y en a, d'investir, de spéculer sans jamais vraiment risquer, de jouer à faire de l'argent avec de l'argent, sans aucune conscience des réalités qui en sont affectées, des vies qui sont impactées. Celui-là est nuisible à la mécanique divine de l'univers, c'est un enfant indigne de l'humanité et de sa chaîne d'entraide, c'est un ignorant des rouages d'échanges, de partages, d'équilibres à l'oeuvre dans le monde. Celui-là détruit plus qu'il ne construit, vole bien plus qu'il ne gagne, tue bien plus qu'il ne vit lui-même. 

 

Il ne développera d'affinités qu'avec ceux qui lui ressemblent, et il considérera tous les autres comme des étrangers, au sens antique de barbares hostiles, desquels il préférera garder ses distances. Ceux qu'il a à peine croisés depuis sa naissance, ceux qui n'existent que pour le servir et prendre en charge ses besognes quotidiennes, ceux qu'ils payent pour ne pas avoir à les considérer autrement qu'à travers ce rapport marchand, tous ceux-là sont des étrangers, des entités externe à sa vie, à ses occupations, des objets plus ou moins utiles, demeurant hors du champ de sa sensibilité et de sa curiosité. Etrangers à ses lieux et à ses modes de vie, il ne se sentira pas vraiment concerné par leurs problèmes, essentiellement parce qu'il n'est pas, et ne sera jamais, concerné. Il pensera naturellement être au-dessus d'eux, hors d'atteinte de cette chose qu'on appelle misère. Pourquoi se pencher dessus, quand on a la chance d'en être à l'abri? Pourquoi donc s'y intéresserait-il, puisque c'est leur problème et pas le sien, et puisque cette chose là semble quand même plutôt bien déprimante ?

 

Car lui n'a jamais été obligé de se mélanger à une masse de gamins qui ne s'expriment qu'à coups de poing, de jouer des coudes pour faire sa place à table, de prendre le bus avec les lascars des cités qui vous rackettent, de dealer du cheat pour avoir de l'argent de poche, de faire la queue à la CAF début septembre, ou de dépendre d'un colis de la Croix Rouge, d'attendre avec angoisse la réponse d'une commission pour une prise en charge exceptionnelle de frais dentaires, de partager le dernier gateau en six, de ne pas avoir une chambre à soi, de vivre sans chauffage, d'attendre des mois avant que la chaudière soit réparée, et pour sûr il n'a jamais été refoulé d'une terrasse de café, d'une boîte de nuit branchée. On n'a jamais perdu son dossier, ou chiffonner son CV, on ne l'a jamais moqué ou rejeté en raison de marqueurs, de critères, destinés à distinguer les bons des mauvais: une casquette, une veste de survet' ou un accent trop prononcé, une couleur de peau basanée ou une adresse dans le mauvais quartier, un nom difficile à prononcer ou une dent cassée, une gueule rafistolée, un corps en surpoids, une silhouette non conforme, ou bien, suprême péché disqualifiant, l'ignorance d'un code, d'une convention, d'une expression, d'un mot de vocabulaire ou d'une référence littéraire... 

 

Celui qui n'a jamais connu d'injustice récurrente, de regard condescendant, d'échecs à répétition, de plafond de verre, de rejets inexpliqués, d'impasses insensées, de manque décisif de moyens pour se construire, mais qui, au contraire, a été naturellement entouré et porté, en tous lieux chaleureusement accueilli, reconnu pour ce qu'ont fait avant lui ses parents, sa famille, qui a été le plus souvent facilité dans la réalisation de ses rêves par le biais d'une aisance financière, d'une transmission patrimoniale, celui-là a grandi dans la certitude de sa supériorité, il s'est auto-justifié dans l'idée que la pauvreté est sûrement méritée, qu'elle résulte d'une tare, d'un manque d'intelligence, de motivation, de compétences, et que cet état de fait obéit à un ordre des choses établi, une logique justifiée. Et personne (ou à de très rares occasions) n'est jamais venu contredire sa pensée incrustée, son jugement incorporé, la seule vision du monde à même de le déculpabiliser d'être un nanti, un privilégié.

 

C'est ce qui se déploie à travers la théorie de la "responsabilisation" des pauvres, comme si leur misère était était de leur faute, comme si c'était la résultante directe d'erreurs personnelles, de mauvais choix individuels, dont ils seraient les seuls coupables, comme si le contexte économique, social, les choix politiques qui s'exercent sur eux ne jouaient aucun rôle, n'avaient aucune incidence sur leur réalité. C'est ainsi que la plupart des riches s'arrange avec sa conscience (pas tous bien sûr, je sais qu'il y a des personnes qui sont conscientes et lucides des mécanismes). C'est ainsi que la plupart des riches se persuade du bien-fondé de son avidité et de son égoïsme, et associe dans une simple relation de cause à effet la pauvreté avec la stupidité, la richesse avec l'intelligence, l'argent avec le bonheur. 

 

A l'inverse de l'élite qui fait tout pour ne pas se mélanger, et pour marquer sa différence avec ces gens qui ne sont rien, qui n'ont aucun intérêt à ses yeux, les pauvres, eux, observent les riches, pressés qu'ils sont de se conformer au bon gout, à ce que la classe dominante a décidé de valider, de valoriser, de reconnaître. Ils les scrutent dans leurs moindres faits et gestes, ils essaient d'en intégrer les manières, de s'en approprier les codes, depuis les marques de vêtements jusqu'aux leurs styles de vie (voyage, piscine, taxis, gros 4x4, lunettes de soleil...). La richesse fascine, parce qu'on la brandit comme un indicateur de bonheur, de puissance, de pouvoir. Elle se mesure à sa longueur d'avance, la richesse, c'est une forme de délit d'initié. Il faut être au fait des tendances, posséder le dernier cri. C'est ce type de consommation là qui nique a planète, parce qu'il s'impose à toutes les autres classes sociales, comme un modèle. Le concept du "à la mode" reflète parfaitement cette mécanique impitoyable. Posséder ce qui est nouveau, ce qui vient de sortir, pour se distinguer de ceux qui ne peuvent pas y accéder. La mode se construit avant tout par sa capacité à exclure. Elle fonde sa valeur sur sa nouveauté, mais aussi sa rareté, sur la sélection au compte-goutte de ceux qui pourront se le permettre. 

 

Les codes bourgeois, ses modes, ses passions, se veulent des formats avant-gardistes destinés se distinguer de la masse, de la moyenne, du vulgaire, du commun. En même temps, cet affichage, cette ostentation a pour conséquence de faire intégrer cette nouveauté, d'amener les classes à tenter de l'imiter, dans un processus logique de démocratisation du confort. Mais cette intégration se jouera toujours trop tard, et elle se fera au détriment de l'environnement, et au détriment de la qualité. Les produits saisonniers, éphémères, érigés par la publicité, en codes, en normes de bon goût, se banaliseront dans leur usage de masse. Et ainsi ce système de consommation avale tout: le bon sens, l'absolue nécessité du recyclage, du durable, du réparable, l'économie d'énergie, le respect des ressources naturelles. Le but de tout cela: vendre, vendre, vendre, pour avoir les moyens de posséder encore plus fort, encore plus nouveau, encore plus fou... On voit bien qui en tire profit. 

 

Une personne privilégiée depuis sa naissance ne peut en aucun cas accéder à une perception juste de la réalité de la pauvreté, de la précarité pérenne, de la vérité d'un corps social composé en majorité de personnes aux situations précaires, de gens endettés, acculés à travailler sans pouvoir jamais vraiment se mettre à l'abri, ou obligés de rester privé d'activité, de créativité, coincés dans un monde du travail globalisé, dominé par des multinationales, des monstres financiers, désincarnés. Vu par le camp des dominants comme des bêtes qui grognent, des "foules haineuses", dangereuses, envieuses des privilèges des riches, et toujours prêtes à se soulever, à se rebeller, les pauvres sont criminalisé, par anticipation d'éventuels violences, ils sont contrôlés, pressurisés, par précaution. Pourtant, enclins, comme tout un chacun, à s'instruire, à comprendre les mécanismes à l'oeuvre autour d'eux, et à chercher des solutions aux problèmes qu'ils rencontrent, ils ont à gérer, en plus de cet effort d'auto-formation, nombre d'obstacles qui se dressent sur leur chemin tortueux: le manque de moyens, la précarité, l'instabilité, la violence (sociale, symbolique, mais aussi légale, policière, la délinquance, la misère sociale qui les entoure...) dont ils sont les premières victime. Ils subissent donc une double, triple peine, à devoir affronter des difficultés cumulées (en termes d'éducation, de soins, d'habitat, le manque de place dans la société, de reconnaissance, d'espoir, de sérénité...), difficultés dont il est difficile de ne pas penser qu'elles sont savamment orchestrées, organisées par qui de droit, et qui ne semblent pas aller en s'améliorant. 

 

Il faut voir que nous sommes désormais dans un système de castes de plus en plus clivées, des castes bien cloisonnées, qui s'éloignent les unes des autres à un point tel qu'elles ne se croisent pratiquement plus, qu'elles n'ont presque plus de point de contact, d'espaces communs: de la crèche à la maison de retraite, des loisirs aux hôpitaux, tout est fait désormais pour que les riches rentiers et les travailleurs pauvres ne se rencontrent plus. Et s'il fut un temps où le petit personnel vivait sous le même toit que les maîtres de maison, et qu'ils partageaient ensemble des vies entières, il est maintenant institué que les femmes de ménage, les petits artisans, les ouvriers, les exécutants en tous genres sont dépersonnalisés, interchangeables, gérés plus comme des numéros, des dossiers, que comme des personnes. Ils accomplissent leurs basses tâches dans les interstices d'absence de ceux qui les emploient à travers une cohorte de prestataires, d'agences intermédiaires. Désormais c'est dans une myriade de sociétés écrans que le salarié est noyé, c'est depuis une plate forme téléphonique qu'un service de "ressources humaines" gèrera son cas, c'est par des ordres donnés dans une oreillette qu'un manager le pilotera, comme un robot qui ne peut pas perdre le rythme imposé. Les relations managériales s'établiront dans un espace dématérialisé et procédurier au possible qui se chargera de déshumaniser l'employé, en ne présentant plus face à lui une personne, un corps et des émotions, en ne considérant plus du tout son histoire de vie, sa famille, ses problèmes quotidiens... Tout ce qui le constitue, le compose dans sa vie personnelle, n'aura bientôt plus aucune place dans le travail de ce siècle. On exigera de lui un maximum de flexibilité, d'adaptation, de renoncement à disposer de lui même. Son taux horaire au plus bas, ses heures sup' à récupérer quand ça ne l'arrange pas, ses difficultés de transport, ses horaires absurdes, ses contrats temporaires, à durées variables, et tous les frais que le travail exige, au point que, souvent, travailler n'est même plus rentable... ces messieurs dames qui louent ses services n'en sauront plus rien. La seule chose qui intéressera les commanditaires sera de s'assurer que les heures qu'ils payent sont bien défiscalisées, et qu'ils pourront les déduire de leurs impôts. Et s'il fût un temps où les ouvriers connaissaient leur patron en personne, que savent-ils aujourd'hui des commanditaires groupés de lots de services, des actionnaires brasseurs de capitaux, de tous ces dirigeants anonymes, exilés fiscaux, membres inaccessibles de conseils d'administration qui ne s'intéressent qu'au pourcentage d'augmentation de leurs dividendes qu'ils exigent chaque année toujours plus haut, au mépris de la sécurité, d'une rémunération décente, d'une pérennisation de leur emploi. Et s'il fut un temps où l'école, le service militaire, l'église que sais-je encore mélangeait un minimum les riches et les pauvres, les plaçant, ne fût-ce que provisoirement et artificiellement, dans les mêmes espaces, sous les mêmes toits, ce temps là semble bel et bien révolu.

 

A nous, travailleurs, manutentionnaires, nettoyeuses, cuisinières, soignants à domicile, assistantes maternelles sans statut, intérimaires kleenex, opérateurs en tous genre, masse sous-payée et flexible à souhait, pions interchangeables à horaires variables... à nous, dans notre émiettement, dans notre balkanisation professionnelle, de paralyser toute la chaîne de l'exécution active du travail facturé par chacune de ces organisations sournoises, afin de remettre au coeur de libéralisation de nos vies le minimum syndical d'humanité, de reconnaissance et de respect de nos personnes, ce minimum vital nécessaire à créer l'envie, le plaisir de travailler et à trouver du sens pour continuer de produire des richesses sur les comptes en banque de ces gens là, sans qu'aucun fruit nous revienne à nous aussi, pour vivre bien. 

 

Forts de deux langues bien distinctes qu'ils parlent désormais, le riche et le pauvre s'expriment chacun à sa manière, sans plus aucune possibilité, ni même la volonté, de se comprendre. Et de fait, chacun dans son coin, avec sa vision erronée de l'autre, dit la même chose: "Je ne veux plus payer pour toi. Je ne suis plus solidaire de tes besoins, car je ne te connais pas, je te reconnais plus comme mon frère d'humanité." Le riche n'a plus la sensibilité pour être attendri par la misère. Le pauvre refuse de croire que sa lourde contribution au système le protège encore. Leur contrat de vie commune, de solidarité, d'échange, est rompu. L'un dénonce la violence revendicative, l'autre crie à l'injustice sociale. Faute d'espace commun, d'opportunités de rencontres, d'échanges humains, il ne leur reste que l'affrontement bête et méchant : une minorité, prompte à défendre et garder ce qu'elle a amassé et l'ensemble de ses intérêts, fait matraquer par un bras armé qu'elle s'est approprié (alors même qu'il est financé par tous et qu'il est sensé protéger les populations et non les réprime), une majorité désespérée de précaires, de pauvres surtaxés, de travailleurs endettés, qui n'a plus rien à perdre, et ne résistera pas encore très longtemps à l'appel de la violence. La politique, art de la négociation, n'est plus opérante, car elle présuppose un langage commun, des acteurs qui acceptent de s'asseoir à la même table, de se reconnaitre mutuellement comme légitimes. Dans ce dialogue de sourds, où chacun voit l'autre comme un ennemi, un étranger, un danger, c'est une guerre qui est en train de s'insinuer, une guerre avec ses soldats, ses armes, ses chars, ses grenades, ses blessés, ses enragés, ses batailles gagnées ou perdues, ses territoires conquis et ses défaites, ses manoeuvres tactiques, ses objectifs stratégiques, ses coups bas pervers ou cyniques, ses petites barbaries et son absolue sauvagerie, ses revanches à prendre, ses doses de haine accumulée pour l'avenir. 

 

 

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