Harpies de province

 

 

Toujours dans la même vidéo, j'entendis, juste après l'intervention de Baptiste, la voix de ce monsieur, qu'on ne voyait pas à l'écran, avec cet accent ardennais si familier à mes oreilles, qui prenait à son tour le président à parti, et lui dit textuellement : "Vous êtes un escroc, Monsieur Macron !" J'ai tout de suite pensé que c'était vraiment couillu de sa part. En disant cela, il risquait sûrement d'être mollesté par les gardes du corps ou les forces de l'ordre, peut-être même d'être arrêté. Je repensais au frère de ma grand-mère qui avait été condamné pendant les grèves de 1948 pour outrage à un sous-préfet parce qu'il lui avait montré son cul... Mais non, Macron restait là, avec son sourire de grand dadet, à tenter de se justifier et de lui répondre, dans une scène surréaliste tenant presque du vaudeville. Puis vint enfin ce coup de grâce, ce cri du coeur: "Ma-cron démission ! Ma-cron démission ! " scandé par au moins cinq voix, peut-être dix, parmi le petit groupe de gens réunis sur la place, tandis que le président s'éloignait péniblement sous les huées. Je me dis que c'était vraiment bien joué ! Une belle image que ce président fuyant sous les cris de pauvres mangeurs de frites. Il y avait déjà là quelque chose de jouissif ! Une petite victoire. Ces gens l'avaient empêché de briller. La vidéo fut partagée en masse. D'abord localement, mais à un rythme effréné.

 

Un peu plus tard dans la journée, sur la Place Ducale cette fois, à Charleville, c'est une retraitée qui interpela le président. Elle refusa de lui serrer la main. Lui alla au contact, plutôt décontracté, sûr de lui, trop sûr de pouvoir facilement la moucher, et la remettre à sa place avec ses mots d'énarque, ses techniques de chef incontesté, habitué à maîtriser, à contrôler des sbires soumis. Il fût rapidement dépassé, dépecé même, par une, puis deux, puis trois femmes, des harpies de province qui l'encerclèrent, et le mirent sous pression enchaînant des questions-reproches, des constats alarmants sur leur situation, sans lui laisser le temps d'en placer une. Il répondit maladroitement, entrecoupé de leurs arguments à elles, et ses tentatives de beaux discours technocrates ne suffirent pas à contenir leurs exemples concrets, leur parole soudainement si audible, leur énumération de vérités balancées sans ménagement, qui sonnaient beaucoup plus vraies, autrement plus ancrées dans le réel que tout ce qu'il pouvait rétorquer. Complètement à côté de la plaque, la mélodie de sa flûte enchantée était fausse, il s'engluait irrémédiablement.

"On n'est malheureux aujourd'hui en France, Monsieur Macron"

...

"Vous ne savez pas ce que c'est que de vivre avec 1200 euros par mois et des enfants à charge, Monsieur Macron."

...

"Pourquoi vous vous en prenez à nous qui sommes déjà si pauvres, Monsieur Macron ?"

...

"Pourquoi vous baissez nos petites retraites, on avait à peine 1000 euros pour vivre à deux, vous nous en avez pris encore 200, on n'y arrive plus, Monsieur Macron."

...

"Est-ce que ça vaut le coup d'abandonner mes enfants 40h par semaine pour gagner tout juste de quoi les faire garder, dites-moi quel sens je peux trouver à travailler dans ces conditions, Monsieur Macron ?"

...

Les questions fusaient, elles étaient simples, directes, claires, évidentes, criantes de vérité, et surtout elles étaient chiffrées, précises, techniques. On le sentit clairement pris de court. Les réponses qu'il tentait d'apporter étaient floues, inappropriées, déconnectées des faits et de la réalité. Il se mit à parler de Twingo d'occasion, de consommation d'essence, de primes de l'Etat, de choses concrètes certes, mais qu'il ne connait visiblement pas le moins du monde, car il ne les a lui-même jamais pratiquées. Comment peut-on sérieusement conseiller à une mère de famille qui vous avoue sa détresse profonde d'acheter une nouvelle voiture pour régler ses problèmes ? Face à ces femmes responsables et prodigieusement pertinentes, le président, champion de l'érudition et de l'ascension sociale, perdit pied définitivement. Diffusée dans les JT, cette séquence-là a certainement permis de rompre la digue, et a donné aux gilets jaunes, alors peu nombreux et pas encore suivis, un élan vital, une envolée totalement justifiée. 

 

En voulant paraître proche des petites gens, en étant trop sûr de ses talents innés de politicien-comédien, l'apprenti-président démontra à cette occasion son inexpérience absolue de la vraie vie. Lui pourtant fort à l'aise devant les caméras, aguerri aux prompteurs, si habile avec les journalistes des grands médias, séducteur des hauts fonctionnaires, charmeur des grands patrons, interlocuteur des chefs d'Etat du monde entier, se planta magistralement à l'épreuve des femmes en colère, ne passa pas le filtre des mères célibataires, échoua face à des ménagères, capitula devant les mères-courage de Charleville-Misère. Par la force de leur désespoir, par la simplicité de leur bon-sens, elles le ridiculisèrent devant la France entière. 

 

Alors, le masque fabriqué à partir de son image médiatique fictive tomba pour ceux qui y croyaient encore un petit peu. Le président flamboyant apparut soudain tel un puceau maladroit, un jeune nanti sans expérience de la vie. Il jouait les cadors, roulait des mécaniques, mais on voyait bien qu'il disait n'importe quoi, qu'il se trompait sur toute la ligne. Lui le génie de l'économie, le visionnaire de la politique, le sauveur de la France, n'avait aucune connaissance des réels montants de CSG qu'on prélevait sur les petites retraites, il n'avait jamais mis les pieds dans une garderie, n'avait jamais du résoudre ce dilemme là: travailler pour un salaire de misère qui paye tout juste la garde des enfants ou bien vivre des minimas sociaux et rester avec ses enfants ? Quel sens donner au travail quand il ne permet même pas de vivre ? Quelle confiance accorder à l'Etat quand il vous maintient au seuil de pauvreté, vous et vos enfants ? Comment fait-on pour travailler dans les Ardennes sans une voiture? Comment fait-on pour avoir une voiture quand on n'a pas de travail ? Peut-on imaginer acheter une twingo d'occasion, quand on n'a même pas de quoi payer le contrôle techniques et les réparations d'une clio ? L'énarque n'avait aucune solution à apporter aux problèmes simples que ces femmes lui décrivaient. Le Jupiter adulé s'avéra être une publicité mensongère, une vulgaire arnaque de télé-shopping. Alléchant sur le papier, en vrai c'était de la mauvaise cam. Preuve s'il en est que la popularité ne tient pas la route, sans un ancrage dans la réalité, dans la pratique du quotidien, dans l'expérience personnelle, presque physique, de la vie et du terrain. 

 

Le 7 novembre 2018, j'ai été fière de ces voix ardennaises, fière de leur accent patoisant qui parlait vrai, émue par leur courage d'aller droit au but, et de ne pas lâcher la parole. Ces femmes, avec toutes leurs fragilités, ont été plus fortes plus fortes que lui, plus douées et plus éclatantes de vérité que les discours creux, brouillons et pitoyablement faux de l'énarque surdoué qui jouait à être président. 

 

Une légitimité à diriger un peuple ne repose pas que sur une élection fabriquée de toutes pièces par quelques unes de magasines people, sur une élection traficotée par une poignée de milliardaires dans leur tour d'argent. Elle ne peut pas tenir uniquement sur un physique photogénique, sur des opérations séduction sans programme, sans positionnement politique. Elle ne peut pas s'enorgueillir d'avoir gagné grâce à des votes d'électeurs qui n'ont pas eu d'autre choix, sur un déni total de l'écrasante abstention, du clivage des opinions. Il faut être conscient qu'une grande majorité de gens a voté contre Le Pen, pas pour Macron. Une légitimité à diriger ne peut pas être reconnue, quand on a l'outrecuidance de dire aux français, si vous n'êtes pas content venez me chercher alors qu'on vient de se faire prendre la main dans le sac, en train de couvrir quelqu'un qui a abusé, usurpé, et enfreint des lois qu'on nous obligent à respecter. Comme elle ne peut pas se construire non plus sur une verticalité totale des décisions, sur un déni permanent de l'opinion, une arrogance et un mépris constant des élus de l'opposition, sur des mesures législatives décousues, votées par des députés moutons, dans un manque total de cohérence et de vision.

 

Une légitimité présidentielle s'acquiert à force d'expériences communes, partagées avec ses contemporains, à force de connaissances théoriques ET réelles de la vie des gens. Elle doit savoir s'ajuster en permanence entre la vision au loin, l'horizon d'un rêve, d'un objectif qu'on fixe des yeux, et le terrain boueux qui colle aux semelles, la tourbe des chemins de terre qui nous demande parfois de baisser la tête, de regarder ses pieds, de plier les genoux, pour éviter les trous et les pièges de la route. Garder le cap à tout prix, c'est de la stupidité pure : tous les voyageurs savent qu'il y a mille chemins possibles pour rejoindre une même destination. Les détours sont parfois salvateurs. 

 

L'itinérance mémorielle, c'est peut-être nous qui la faisons désormais, en montant rendre visite à nos dirigeants à Paris, en bloquant leurs rues et leurs allées et venues, en attirant tous les médias, les caméras à suivre nos moindres faits et gestes. Je voulais en tout cas décrire ce moment, ce souvenir joyeux d'un tournant décisif, d'une victoire éclatante des faibles, des demeurés de province sur celui qui se croyait tout-puissant. Comme le dit la morale de la fable: tel est pris, qui croyait prendre! 

 

 

 

***

 

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