Visconti

J’entrai dans le palais, ou palazzo comme ils appellent ici les immeubles de caractère qui bordent les places et les rues. La cour intérieure était arborée de palmiers et d’arbustes en fleur. Les murs latéraux étaient maculés d’une sorte d’emblème noir, peut-être un lys, qui se répétait, comme s’il avait été imprimé en sérigraphie sur une immense feuille de papier. Mais on pouvait deviner à l’usure des pigments qu’il s’agissait d’une fresque très ancienne. Sous le lys, on pouvait à peine lire le nom de la riche famille à qui il appartenait : B.

 

Alors que je prenais une photo de ce mur si surprenant, un homme m’aborda. Il me demanda de ne pas prendre de photo. Je lui dis que je cherchais le gardien et il se présenta comme tel, en disant :

- C’est moi le gardien.

 

Il était élégant et rien ne pouvait laisser deviner à son allure altière qu’il s’agissait d’un concierge, mais à l’énorme trousseau de clés qu’il sortit de sa poche, je compris que c’était bien lui. Il me dit :

- C’est un lieu privé ici.

- La porte était ouverte alors je me suis permise d'entrer, répondis-je.

- Qu’est-ce que vous voulez ? me fit-il froidement.

- Je voudrais voir la fresque des joueuses de Tarots, lui dis-je. On m’a dit qu’il fallait demander au gardien pour la voir.

- Et qui vous a dit ça ?

- Signore M.

 

A ce nom, je vis son visage changer, ainsi que le ton de sa voix.

 

- Ah bon, et pourquoi voulez-vous voir cette fresque ? Elle n’est pas ouverte au public.

- Je sais, mais je fais une recherche sur les Tarots, je viens de France, et Monsieur M. m’a dit que, si on lui demande gentiment, le gardien ouvre parfois la porte aux visiteurs.

 

M. était un homme d’environ quatre vingt ans que j’avais rencontré le matin même. Il tenait en ville une boutique minuscule dans laquelle il avait installé en 1961 un atelier de fabrication de cartes de Tarots. Il y réalisait différents types de Tarots, un peu fantasques : les Tarots napoléoniens, les Tarots massoniques, les Tarots de la kabbale… Il était l’unique propriétaire des droits de reproduction des Tarots Visconti, un des plus anciens jeux de Tarots pour lequel j’avais fait le déplacement jusqu’ici.

 

- Il est gonflé ce M., dit le gardien. Mais tant qu’il m’envoie de jeunes demoiselles de France comme vous, je ne peux pas lui en vouloir. Vous faites une recherche sur les Tarots Visconti, mais dans quel cadre ? me demanda-t-il.

Je bredouillais une réponse :

- C’est pour un spectacle, que je prépare, sur les Tarots. Mais je m’intéresse aux Tarots Visconti, car ils sont plus beaux que les Tarots de Marseille.

 

Je vis que cela le flattait. Il dit :

- Eh bien sûr qu’ils sont plus beaux que les Tarots français, ce sont les plus belles cartes au monde.

 

Il se décida enfin - je le vis à sa manière de soupeser le trousseau de clés – à m’emmener à l’intérieur du Palais. Il dit cependant :

- Normalement, je n’ai pas le droit de vous faire entrer. Le palais est privé. En plus, il y a des travaux en ce moment, vous pourriez vous blesser et j’en serais responsable. Mais si vous me promettez de faire attention et de ne le dire à personne, je vous montre la fresque.

 

Je ressentis une joie intense, et une excitation à l’intérieur de moi. J’entrai dans un lieu interdit. C’était comme avancer un peu plus profondément dans le mystère des Tarots. Nous passâmes une porte, traversâmes une première pièce en travaux. Des planches, des outils, du plâtre traînaient au sol. Puis nous arrivâmes dans la salle des fresques. Il faisait sombre, on ne voyait presque rien. Le gardien dût trouver une petite lumière laissée là par les ouvriers, puis une prise de courant, et lorsqu’il alluma, la fresque apparut, sur les trois murs devant nous.

 

Il me semblait d’être face à une scène de théâtre, un décor et des personnages, j’étais le quatrième mur, l'oeil écarquillé dans le public, au premier rang. Les couleurs émergèrent des murs, et vinrent m'assaillir littéralement. Bien sûr elles étaient un peu passées, un peu délavées par les siècles, mais leur ton pastel les rendaient plus douces, et les personnages étaient bien là, comme vivants, encore animés, jouant pour l’éternité.

 

Sur le mur d’en face, il y avait le jeu de paume, sur le mur de droite, le jeu de balle et sur le mur de gauche, la plus belle fresque, les joueuses de Tarots. On pouvait voir ces dames attablées, tenant dans leurs mains d’énormes cartes, et qui jouaient ensemble dans une quiétude que rien ne semblait altérer. Les tons roses pastels soulignaient leurs visages souriants et leurs grands fronts rasés, coiffure à la mode de cette époque. Leur tuniques légères, recouvertes de manteaux aux motifs de perles et de dentelles précieuses n’en finissaient plus de tomber de leurs épaules. Au centre de la table trônait une femme, telle une prêtresse, avec un immense chapeau d'où sortait un arbre. J'y reconnus des visions, mes propres dessins, réalisés plusieurs années auparavant, dans l'inconscience totale de l'origine de cette image. Une grande émotion m’envahit, tant ce témoignage raffiné d’un temps révolu semblait n’avoir été fait que pour moi, en cet instant. C'était comme si elle m'attendait, comme si elle m'invitait à prendre place. 

 

J’étais presque attablée à leurs côtés, prête à tirer une carte moi aussi et à entendre leurs voix, leurs accents, leur langue d’un autre temps se dérouler en un verbiage fluide et complexe de symboles et d’histoires, lorsque le gardien me rappela au présent.

 

- Ca a l'air de vous plaire...

- Oui, beaucoup. Je vous remercie de m’avoir laissée voir cette fresque.  

- Elle est très célèbre, mais peu de gens savent qu’elle se trouve ici. Elle est cachée.

 

Je lui demandais pourquoi elle restait si confidentielle. Il m’expliqua que le palais appartenait toujours à la famille B. qui ne souhaitait pas l’ouvrir au public. J’imaginais ce gardien, complice lui aussi du secret de la fresque, au service de la noble famille, de père en fils, qui sait depuis combien de siècles. Il était si raffiné lui aussi, si précieux dans ses gestes et ses mots, qu’il me parut entrer pour un instant dans la vie quotidienne de cette noblesse, ces contes, ces ducs, ces vicomtes dont l’histoire personnelle se mêle à l’histoire du pays, du continent, de l’occident. Je le remerciais pour cette brève plongée dans ce monde, dans ce fragment de culture si particulier. Des heures et des heures de lectures, s'incarnaient là, dans ce petit moment d’intimité avec la fresque des joueuses de Tarots.

 

Il me dit :

- Remerciez plutôt M., le savant fou ! Moi je vous ai simplement ouvert la porte. Lui vous a donné le secret !

 

Je sus, à cet instant, que j’étais entrée moi aussi dans l’histoire des Tarots, dans le cycle initiatique du secret : le silence des cartes, et leur sens caché, murmuré à certaines oreilles, par les illuminés comme M., qui orientait dans l'obscurité les illuminés comme moi.  

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