La vieille qui n'avait plus de mollet

Parfois la vieille, dans le tic tac angoissant d'une horloge ancienne, chassait du pied Philibert, le chat siamois sans poil qui sifflait toutes griffes dehors. Et d'un geste, elle soulevait son jupon noir, en me harponnant de son oeil abyssal. Elle était maigre, décharnée, toute desséchée. Elle avait la voix grave et tremblante, une voix d'urgence vitale. 

 

L'image est contrastée dans mon souvenir, à la manière d'un clair-obscur flamand. Elle pointait vers moi un doigt crochu, et sa main tortueuse comme du bois de vigne descendait vers sa jambe, bandée d'une gaze vaguement ocre. 

 

Puis elle se mettait à défaire consciencieusement le bandage et à raconter, en patois, comme dans une litanie: 

 

Ravisse ec'qu'y m'ont fait les bosch, ché fiens là, y m'ont coupé le mollet, mi j'nai pus d'mollet à coz'd'eux... Mi j'ai été torturée, parce que nouzaut' les mineurs, un a résisté, mi j'ai été torturée, et m'mère aussi et tu vois ça, ça c'est de l'faute à ché ch'punz, qui m'ont coupé le mollet... 

 

Je frémissais, et Philibert revenait, comme une anguille, mais sec, ridé, effrayant autant qu'elle, la vieille, ma grand-mère, cruelle d'avoir trop souffert peut-être. Il se faufilait entre ses jambes, caressant ce mollet qui n'existait plus, ce muscle absent, tronqué, remplacé par un bandage. 

 

La vieille était maigre, autant qu'une jambe sans mollet, qu'un corps sans muscle, autant qu'un coeur qu'on a torturé. 

 

Et la griffe d'un chat joueur sur ma main parfois me rappelle à elle, quand je presse doucement dessus et que la douleur me mordille, je pense à ma grand-mère Valentine qui n'avait plus de mollet. 

 

 

 

 

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