L’homme qui faisait galoper les tables

C’était plus qu’un homme. C’était un géant. Il mesurait plus de deux mètres et pesait près de cent soixante-dix kilos. Ses mains étaient aussi dures et fortes que des outils de fer. Il pouvait soulever des voitures d’une seule main, d’un seul bras, tout en explosant de rire.

Ses cheveux étaient clairs et épais. Ses yeux d’un bleu presque transparent. Il avait sur les joues deux fossettes qui lui faisaient une tête de poupon. On aurait dit un gros bébé lorsqu’il souriait, et il souriait souvent. Malgré son imposante carrure, il était jovial, avenant, gentil et attentionné. Signe d’intelligence sûrement, il n’abusait jamais de sa force hors du commun, il n’en jouait pas pour s’imposer aux autres. Il était là, simplement, et parfois peut-être cette force l’encombrait.

 

Sa bonté, sa générosité étaient à l’image de sa corpulence, extrême. S’il s’énervait, ou que, parfois, il sortait de son poitrail une grosse voix d’ours menaçante, c’était parce qu’une injustice se tramait. Il ne supportait aucune injustice, comme si toute insulte abusive, toute moquerie mesquine faite à qui que ce soit s’adressait à lui. Il avait dû souffrir à certains moments de sa vie pour avoir, sous ses couches de muscles et de graisse, autant de sensibilité exacerbée. C’était un être exceptionnel, prénommé Joseph.

 

Il était mineur de fond. Il passait ses journées à étayer des galeries, à creuser dans les veines de charbon, à respirer et mordre la poussière, à plus de cent mètres sous terre. Un géant enterré, plié en quatre dans des tunnels forcément trop petits, trop étroits pour lui.

Il avait eu six enfants, enfin sept, mais l’un d’eux était mort avant d’avoir pu grandir. Il les avait pratiquement élevés seul. Un géant avec six marmots, nourris à la force d’une pioche qui gratte la terre.

 

Un jour, j’ai découvert qu’il tirait les cartes. Les avait-il étudiées à la lueur d’une bougie ou d’une petite ampoule, dans une chambre sans chauffage ? Les cartes étaient comme des timbres-poste dans ses mains démesurées et pourtant il y croyait : il croyait à leur pouvoir magique, à leur lien invisible aux étoiles, il croyait aux petits esprits malicieux qui les animent depuis la nuit des siècles. Les ongles noircis par trop de houille et de labeur, les avant-bras forts comme des vérins, le torse de taureau bombé malgré lui, il manipulait ses petites cartes et les étalait sur la table devant lui. Il connaissait donc l’onde ancestrale des cartes, il pratiquait la science des images et l’acrobatie des mots qui les accompagnent. Les mots qui expliquent et comblent les trous noirs de la vie, les mots qui soignent les plaies invisibles, les mots qui apaisent les tourments insaisissables. Il les connaissait, il les pratiquait, il savait.

 

Et il parlait avec les morts aussi. Il les appelait le soir dans sa minuscule cuisine, du fond de sa toute petite maison des mines. Et tout le coron défilait là pour qu’il appelle celui ou celle qui venait de partir, pour qu’il dise ou traduise ce qui ne pouvait s’entendre, pour qu’il recolle ce qui était inexorablement cassé, pour qu’il retrouve ce qui était perdu à jamais. Il était un pont, un pont solide entre les vivants et les morts, entre le réel et l’irréel qui reprenait vie dans ses mains. Il n’avait pas peur de déranger les morts dans leur sommeil infini, de secouer le fond des tombes. Et par son courage, il parvenait peut-être à calmer des douleurs, il ouvrait la voie aux deuils.

 

Parfois la table de la cuisine se mettait à onduler toute seule, elle parcourait la petite pièce sans que personne ne la touche et tous étaient effrayés devant une telle vision, mais pas lui. Il disait : « Comment sont repartis les allemands après la guerre ? » et la table se mettait à galoper comme un cheval dans la cuisine. Tacatac tacatac… Alors il se mettait à rire et disait : « Ah oui, au galop ! Ils sont partis au galop les salauds ! » Certains l’ont vus, de leurs yeux vus.

 

Et voilà ce que j’ai appris, ce jour-là, au détour d’une banale conversation avec mon père, alors que nous rénovions une vieille roulotte qui allait me servir à tirer les cartes en itinérance. J’ai appris que Joseph, mon grand-père, que j’avais à peine connu, était un mystique, un sorcier, une sorte de voyant aux pouvoirs surnaturels.

 

Je me sentis alors d’une inéluctable filiation avec lui. D'autant qu'au moment où je sortais du ventre de ma mère, on lui avait coupé une jambe. Je pense souvent que ma naissance n'a pas suffi pour remplacer ce membre perdu. 

 

Lorsque j'ai eu trois ans, il est parti, choisissant le jour et l’heure de sa mort, rejoindre ceux qui étaient passés de l’autre côté, et avec qui il avait sûrement conversé.

 

A Joseph, mon grand-père magique




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