Une heure

3h00
Je suis rentrée seule sous le crachin du ciel.

 

3h03
Seule.

 

3h09
Au milieu de la nuit. A cheval entre un samedi et un dimanche de fin d'octobre. Au seuil du passage de l'heure d'été à l'heure d'hiver. Je suis assise là, face à l'écran blanc.

 

Des millions d'hommes et de femmes conviennent en ce moment tous ensemble que dans une heure, il sera encore 3h00.

 

Suspendue au vide du mensonge collectif, je traverse le pont de corde qui relie le vrai et le faux. Dans cet espace, espèce d'une heure là, je veux jeter mes mots, mon désespoir d'amour, et les regarder tomber, emportés par la rivière du temps.

 

3h18
Sur mon bureau apparait un grimoire. Je l'ouvre à une page où sont inscrites quelques recettes pour confectionner des philtres d'amour.

 

« Pour se faire aimer, prendre un cœur de colombe, un foie de passereau, la matrice d'une hirondelle, un rognon de lièvre. On les réduira en poudre impalpable, et la personne qui composera ce philtre ajoutera partie égale de son sang séché et pulvérisé. Si on fait avaler deux ou trois fois la dose d'une dragme (3,24 g) de cette poudre à la femme qu'on veut induire en amour, on aura un merveilleux succès. »

 

Seule, trop seule avec moi-même, sous ce ciel baveux. Déployant sur ma mansarde sa bruine vicieuse.

 

Je pense à une femme. Qui ne m'aime pas comme je l'aime. Qui ne m'aime pas comme j'aimerais qu'elle m'aime.

 

Je pense à une femme qui ne m'aime pas.

 

« S'arracher trois poils de dessous l'aisselle, et les faire brûler sur une pelle à feu bien chaude. Consumés, les réduire en poudre et les mettre sur un morceau de pain à tremper dans la soupe ou dans du café, et sitôt que la femme aura goûté à ce breuvage, on pourra être persuadé qu'elle nous aimera. »

 

Seule avec une foule de fantômes hagards, en manque de dialogues, en soif de mots, en urgence de parole.

 

Ils errent en moi, et me supplient. Je reste là, impuissante à les regarder mourir de faim.

 

3h33
Je referme le grimoire et je reprends le fil de l'heure, déjà presque consumée.

J'allume une cigarette et j'aspire en une bouffée toute ma semaine de solitude. Je fume ce dimanche dans les bois, fait de lumière grise, d'air, de terre et de silence figé.

 

L'automne, le froid, les arbres dénudés, la chapelle humide de Saint Antoine, les chasseurs, la boue et le sang des sangliers morts sur le bord de la route... Je les recrache, en toussant.

 

Pourquoi j'ai choisi de naître ici?

 

3h39
Ça fait plusieurs jours que j'hésite à lui écrire.
Je sais qu'elle est avec quelqu'un d'autre. L'autre.

Bref...

 

3h42
J'ouvre à nouveau le grimoire.

 

« Capturer un crapaud un vendredi avant le soleil levant, à l'heure de Vénus, et l'attacher par les deux pattes de derrière dans la cheminée. Quand il sera bien sec, le mettre en poudre dans un mortier, envelopper la poudre dans une feuille de papier, et mettre le tout caché sous un autel, par derrière, pendant trois jours. Le troisième jour, à la même heure, venir le retirer (il est nécessaire qu'une messe ait été dite sur cet autel dans ce délai). Si on saupoudre le tout sur une fleur qu'on offre à une femme, celle-ci ne nous quittera plus jamais. »

 

3h45
Je le referme, énervée.


Moi, ici, avec mes fantômes et mon grimoire. Elle, là-bas, avec l'autre.
Je sais qu'elle ne me rejoindra jamais, dans ma forêt hantée. Et pourtant, je l'attends. Chaque nuit, en vain, je l'attends.

 

3h57
Je relève la tête sur l'heure et m'aperçois que j'arrive déjà de l'autre côté du temps imparti. Bientôt s'opérera le reparamétrage. Il ne reste plus que quelques centimètres de mémoire virtuelle. Ce moment a-t-il seulement existé?

 

Derrière, la rivière, et devant, la terre ferme.

Sur mon bureau, le grimoire a disparu.

Je suis revenue au point d'arrivée.

 

3h00
Je suis rentrée seule sous le crachin du ciel.

 

3h03
Seule.

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Une heure, quelques années après

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