Journal d'Ethiopie

 

Samedi 21 octobre 2017 – 10h10 – hall du Ras Hôtel à Dire Daoua

 

Nous avons quitté Harar, non sans ressentir une énorme tristesse, et sommes revenus en voiture avec Alan, Pauline et Nesrine dans le soleil couchant jusque Dire Daoua. Là j’ai passé la nuit avec Pauline, enfin… dans la même chambre que Pauline. Elle a pris une chambre double, pour nous faire économiser de l’argent, à Alan et moi. Mais ici, c’est mal vu pour un homme et une femme de partager la même chambre s’ils ne sont pas mariés… Alors elle nous explique qu’il vaut mieux qu’elle et moi prenions la chambre double et qu’Alan reste seul dans la chambre simple. Je ricane intérieurement. Car je sais qu’il est peut être plus dangereux pour Pauline de partager la chambre avec moi qu’avec Alan, eu égard à nos orientations sexuelles et affectives respectives. Pauline serait plus en sécurité avec Alan, qui préfère les hommes, qu’avec moi, qui désire les femmes, même si je sais me tenir. Plus tard, au cours du séjour, nous aurons l’occasion de le lui confier.

 

Je n’ai pas l’impression, en tant que femme, de vivre le même voyage qu’Alan. Outre le fait qu’à chaque fois qu’Alan me laisse seule quelques minutes, un homme s’approche de moi, entame une conversation cordiale et en vient très rapidement à la question : « Are you married ? », il est clair que de nombreuses situations du quotidien, parfois même infimes, me renvoient à la question de la domination des femmes : quand je fume, quand je bois, quand je croise des femmes voilées intégralement, dans le choix des vêtements que je vais porter par cette chaleur, de comment je vais me coiffer, de comment je vais m’assoier, me comporter, dans le regard des hommes qui semble me juger constamment…

 

15h47 

 

Je suis allée me faire masser dans un salon de massage. Il est vrai qu’en France je n’aurais pas eu le réflexe d’occuper mon après midi ainsi. Mais après différentes discussions avec Pauline et Nesrine sur l’impossibilité de sortir de la ville pour aller faire une balade, à cause de problèmes de sécurité, nous avons finalement opté pour un moment de détente en ville, avant de jouer le spectacle. Alan aussi est venu. Au final, j’étais plus tendue et stressée après le massage qu’avant.

 

J’avais l’impression de dégoûter la masseuse et c’était très gênant. Elle m’a massée comme si elle était une machine, sans affect, de manière clinique, mathématique : 5 fois de ce côté, 5 fois de l’autre côté et ainsi de suite. Puis elle a terminé, au bout de 15 minutes, en me lâchant brusquement la tête, et en me disant avec un certain mépris: « Finish ». Pour Alan, c’était différent : la masseuse a tenté de le faire bander, pour négocier une relation sexuelle. Mais il aime les hommes. A chacun ses problèmes ! Dans le hall d’entrée du salon, ma masseuse à moi a tenté de me faire payer deux fois plus cher que le prix convenu au départ, sans donner de raison. Pour Alan, c’est resté le même prix : il n’y avait pas de supplément. J’ai refusé de payer plus cher et j’ai fini par partir sous ses insultes, en posant l’argent sur le comptoir. Au-delà des rapports de genre qui posent déjà de nombreux problèmes, se sur-ajoutent ici le problème de l’argent, lié à la couleur de la peau. 

 

L’argent pourrit les rapports humains, en leur assignant une valeur sur une échelle de prix, qui, ici, pour nous, est relative à notre couleur de peau. Si vous êtes blanc, vous êtes considéré d’emblée comme plus riche qu’un noir, donc vous payez chaque chose beaucoup plus cher. C’est une donnée en soi, aucun prix n’est affiché, tout est à négocier. J’ai accepté ce paramètre, car, en effet, ce que nous gagnons comme argent est sans commune mesure avec ce qu’un habitant d’ici peut espérer gagner pour le même travail, le même effort. Mais il y a quelque chose d’extrêmement agaçant, surtout quand les prix sont parfois ouvertement et largement exagérés, jusqu’à 10 ou 20 fois le prix normal pour une course de taxi, un châle ou un paquet de cigarettes. Surtout aussi quand je sais qu’il existe des noirs bien plus riches que moi, et que dans mon propre pays, j’appartiens à la frange pauvre de la population. Quand on ne se ressent pas comme riche depuis sa naissance, c’est un choc d’être considéré à tout bout de champs comme un nanti. De même qu’être discriminé en permanence pour sa couleur de peau, c’est une sensation d’injustice extrêmement désagréable, insupportable.

 

Lorsque nous croisons des blancs, ce qui est assez rare au final, je les remarque immédiatement et des regards s’échangent, forcément. Il y a une sorte d’attraction inévitable pour ce qui nous ressemble, un magnétisme inexplicable qui nous lie avec les autres blancs sans que nous l’ayons vraiment consciemment choisi. La plupart du temps, nous n’échangeons même pas un mot, on se croise et chacun poursuit sa route. Mais on se reconnaît. Ainsi, force est de constater que la couleur de peau est une donnée fondamentale, même lorsqu’on n’y croit pas, même lorsque, comme moi, on a une admiration profonde pour les noir-e-s. Et bien qu’on fasse tout pour ne pas dépendre de cette donnée de fait, on est quand même bien obligés d’en passer par là, dans le quotidien. Face à ces conflits (hommes/femmes, riches/pauvres, noirs/blancs), il faut lutter pour trouver la paix intérieure. Je ne désespère pas qu’un jour on atteigne un apaisement général, un pardon, une voie de sagesse.  

 

16h30 – A l’Alliance Ethio-Française de Dire Daoua

 

Le montage du spectacle se fait sans encombre, dans une ambiance totalement décontractée. J’offre au technicien de l’Alliance mon rouleau de scotch gaffeur. Je crois que j’ai illuminé sa journée ! Avec les enfants qui sont déjà présents dans la cour de l’Alliance, Alan joue et fait le clown. Le petit groupe d’enfants s’amuse autour de lui. Rires et cris. Courses folles autour de la scène. Pauline, qui nous a amené des fruits exotiques, improvise avec Alan un concours de craché de noyaux, auquel se joignent les petits. Plus loin, dans une salle au fond de la cour, des chauffeurs de touk-touk regardent passionnément un match de foot de la Champion’s League. Le spectacle commencera dès que le match sera terminé, pour avoir plus de public.

 

Le spectacle est très bien accueilli par les enfants, déjà acquis à notre cause, et les adultes présents se laissent prendre au jeu. Serge, le directeur baroudeur, nous saute dessus juste à la fin du spectacle, en nous disant que nous pouvons toujours revenir ici jouer, quand nous voulons. Je crois que le spectacle l’a conquis. On continue de faire résonner ici et là un peu de l'humour potache d'Arthur. 

 

20h – Au Samrat Hotel

 

Pauline est repartie à Addis par le dernier avion. Nous finissons la soirée avec Nesrine au Samrat Hotel, où la bière nous chauffe les oreilles plus que d’habitude. Euphorie. Craquage. Nous nous relâchons. En vrac, voici tout ce que j’ai relevé d’étonnant dans la journée. Pénurie d’essence ce samedi, le prix du bajaj (le touk-touk ou taxi local) est monté d’un coup. Coupures d’électricité très fréquentes. Le wifi marche par intermittence. Pas d’eau dans les toilettes de l’hôtel. Il faut utiliser un seau. Entre le tuyau et le pommeau de la douche, mon corps hésite. Autant d’eau sort d’un côté que de l’autre. Au moins, il y a de l’eau, je ne me plains pas. Je démonte le pommeau et me lave au tuyau. La salle de bain est rapidement innondée. Le bac de douche n’est pas étanche du tout. Tout ce que nous commandons au restaurant du Samrat Hotel, où nous avons mangé à chaque repas les deux derniers jours, n’est plus disponible. Là où la veille au soir nous avons fumé clope sur clope à ciel ouvert, il est maintenant interdit de le faire. Le repas de ce samedi soir est plus que douteux. Le manager de l’Hotel nous explique à grands renforts de sourires que le serveur devra le payer pour nous si nous commandons un autre plat sans régler celui-là. Nous payons un double repas pour n’en faire qu’un et ne pas pénaliser le pauvre serveur. Le chauffeur de bajaj pour le retour de Nesrine est allongé dans son véhicule dans une posture plus que lascive. Elle hésite à monter. Nous rions de tout ça : Samrat le cul, samrat la tête, samrat partout… Fous rires, nerveux sûrement.

 

Le soir tard, nous fumons sur le balcon de la chambre d'hôtel, et Alan vacille en arrière. Il manque de tomber du 2ème étage. Il se rattrape in extremis et tombe sur moi, blanc comme un linge. Le drame est évité de justesse. Après quelques secondes d'absence, il se reprend. Il repart dans sa chambre finir le gâteau au miel acheté la veille, au double du prix normal. Je vais au lit un peu stone moi aussi, et j’ai beaucoup de mal à m’endormir. Les orthodoxes chantent à tue-tête la même chanson ininterrompue depuis 2 heures, dans l’église du coin de la rue. Il ne faut pas sous-estimer l'impact de cette chaleur sur nos corps. L'adaptation est rude. 

 

Dire Daoua me fait penser à une chanson de Bernard Lavillier : une ville de garnison tropicale, coloniale, militaire, crade. On y trouve surtout des khatés, des putes, des vieux mendiants en guenilles, des enfants à pied nus qui font la manche dans la rue pour des mères assises sur le trottoir qui n’attendent plus rien, et des bajaj. Peut-être mon regard est-il biaisé, orienté, mais je sens qu’il y a peu d’âme, pas de cœur. Je la vois comme une ville de mercenaires au repos, de chinois inexpressifs venus faire du commerce là où plus personne ne vient. Et ainsi, je comprends mieux l’unicité de Harar, où les gens vous sourient spontanément, vous serrent la main dans la rue juste pour le plaisir de vous accueillir. Il y a des endroits magiques, protégés par des esprits immortels, et il y a des endroits que les hommes ont pourri par leur cupidité, leur haine, leur goût de la mort. Vivement qu’on parte de là ! Je ne me sens pas bien à Dire Daoua.

 

J’admire Nesrine, j’admire Pauline, j’admire Lucie. J’admire ces femmes qui vivent dans ces pays, où chaque acte de la vie est militant, où l’affirmation de la liberté est de tous les instants, où l’injustice est une donnée de fait qu’on ne peut esquiver, où les petits conforts du quotidien, comme l’eau ou l’électricité, sont plus qu’inconstants. Elles ont du courage, de la force, à vivre et travailler ici. Je ne sais si on finit par s’y habituer, mais il y a quelque chose qui force le respect, une folie ambiante qui demande beaucoup de ressources intérieures pour s’adapter, et exige du plus profond de soi une grande patience, une philosophie, une sagesse à toutes épreuves sûrement. De quoi forger l'âme. 

 

 

 

Dimanche 22 octobre

 

 

 

 

 

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