Journal d'Ethiopie

Mardi 17 octobre 2017 – Aéroport d'Addis

Nous nous sommes levés très tôt, à 5h du matin, pour se retrouver au contrôle de sécurité de l’aéroport d’Addis, à 7h, afin de prendre un vol intérieur pour Dire Daoua. Le contrôleur qui visionne par rayons X le contenu de nos valises nous arrête et nous demande d’ouvrir l’une d’entre elles. "Do you have a gun?" me dit-il. Je lui dis que non, juste quelques outils. Mais dans la valise, en effet, je l’avais oublié, il y a le pistolet que nous utilisons pour le spectacle, au moment où Verlaine tire sur Rimbaud. Le garde le sort de la valise, avec une grande fierté. C’est un faux pistolet bien sur, un jouet pour enfant, dont le plastique rouge au bout du canon montre clairement qu’il s’agit d’un objet factice. Ca nous sert d’accessoire un peu cheap dans le spectacle. Je m’évertue à le lui expliquer gentiment, mais il s’empare de l’objet, se gonfle de la mission de nous empêcher de commettre une attaque avec, le fait passer de mains en mains auprès de ses collègues et repart à son siège, en faisant appeler un responsable. Il nous demande d’attendre là 5 minutes.

 

Le responsable n’arrive qu’au bout d’un quart d’heure et nous refait le même sketch. Le pistolet circule, chacun y va d’une remarque ou d’une embrouille que nous ne comprenons pas. Au bout de 30 minutes, je perds patience. Je prends mon téléphone et commence à photographier chaque garde, en leur disant que je ferai une lettre au directeur de l’aéroport, avec les photos. Qu'ils gardent le jouet pour s'amuser s'il veulent. Je remballe nos affaires, sans le pistolet, et je pars avec Alan dans la file pour l'embarquement.

 

J’avoue que ma réaction était un peu démesurée, mais d’une part je ne voulais pas prendre le risque de rater notre avion pour ça et d’autre part, j’avais pour ferme intention de récupérer le pistolet, car je n’étais pas sure qu’on en retrouverait un semblable dans le souk d’Harar. Au final, ils sont revenus vers nous pour placer eux-mêmes le pistolet dans notre valise et escorter la valise jusqu’à la soute pour être bien surs que nous ne l’utiliserions pas dans l’avion… Tout ça pour ça…

 

 

9h30 - Arrivée à Dire Daoua – Changement radical de climat, et donc de nature, d’environnement, d’ambiance, d’énergie. Les ventilateurs peinent à tourner entre deux pannes de courant dans le hall de l’aéroport. L’endroit est vide, par rapport au hall bondé de l’aéroport d’Addis. Mais l’air est chargé d’une chaleur palpable qui nous pèse. Des militaires lourdement armés semblent s’ennuyer à mourir devant l’entrée, à l’ombre des portiques de sécurité. Nous attendons impatiemment nos valises. Les gardes d’Addis ont-ils vraiment mis la 3ème valise en soute ? Heureusement, très vite, tout notre matériel arrive sain et sauf.

 

Serge, le directeur de l’Alliance de Dire Daoua, vient nous chercher sur le parking. Il a garé son Berlingot pourri entre deux taxis: des vieilles 404 bleues. Pour les amateurs de vieilles voitures, ce pays est un sanctuaire. Je pense à mon père qui serait comme un enfant à Noël ici. Tout autour, il n’y que quelques buissons plantés dans une terre jaune aride, une publicité géante pour Coca Cola et trois petits singes qui sautillent entre des bougainvilliers en fleur. Je ressens un grand vide, le désert encerclant est proche, j’ai pu le voir depuis le hublot de l’avion.

 

Serge est le blanc baroudeur par excellence, le vieil aventurier des tropiques comme ceux qu'on voit dans les films du siècle dernier. Pantalon militaire vert camouflage, petite chemise de coton couleur sable, les cheveux longs tirés en arrière, le teint buriné, le front perlé de gouttes de sueur qui ruissèlent le long des rides sculptées par le soleil. Il nous parle de cette ville et de l’Alliance qu’il dirige depuis 4 ans. C’est un ancien militaire qui a fait ses « 33 ans de service » avant de se poser ici, où il vit comme les locaux désormais. J’observe ses mains, il tremble beaucoup.

 

Dire Daoua est une ville très géométrique, en expansion actuellement, on y construit toutes sortes de nouvelles usines. Les Chinois ont récupéré le business. Sortie de terre par les Français, qui y ont amené une gare et une voie de chemin de fer (c’est une escale sur la route de Djibouti), la ville se divise en portions carrées rectilignes, entrecoupées de rues larges, dont certaines sont encore pavées à l’ancienne. La seule rue de Dire Daoua qui porte un nom est la Rue de France. Elle mène à l’Alliance Ethio-Française. Nous y faisons une halte pour rencontrer Nesrine, une volontaire internationale venue de Tours et qui assiste Serge à l’Alliance. Elle nous fait la visite du bâtiment, offert à la France en 1908 par l’Empereur Haylé Sélassié. Ca ressemble à une vieille école primaire, avec sa cour, son préau, ses salles colorées, ses bureaux, ses toilettes alignées, ses enfants qui se rangent en rangs deux par deux…

 

Nous partons, Alan, Serge, Nesrine et moi prendre un café dans un bar non loin de l’Alliance. L’établissement me fait penser à un vieux comptoir colonial. La chaleur colle les gens à leur siège comme des chewing gum fondus. Tout le monde est avachi. Le café est fort à vous tordre les boyaux. Il n’y a que des hommes, à l’intérieur et à l’extérieur du café. Nesrine nous raconte qu’elle entame ici sa seconde année. Âgée de seulement 25 ans, c’est sa deuxième mission à l’étranger. Il est 10h du matin et il fait 33 degrés. La chaleur nous épuise déjà. Nesrine nous informe qu’elle va nous accompagner à la gare routière, pour notre départ pour Harar. Il ne faut pas voyager après la tombée du jour et plus nous avançons dans la journée, plus les chauffeurs sont khatés (stones d’avoir brouté trop de khat, la plante hallucinogène locale, autorisée en Ethiopie). Nous ne devons pas perdre trop de temps. Nous partons sans déjeuner. Le voyage en effet ne s’arrête pas là. Aujourd’hui, nous rejoignons Harar.

 

12h – départ pour Harar, gare routière de Dire Daoua

 

A la gare routière de Dire Daoua règne une ambiance électrique comme j’en ai rarement vues dans ma vie. Les gens massés autour des véhicules se bousculent et crient, jouent des coudes pour prendre d’assaut le moindre minibus. Chaque van est bondé. Il faut être très vigilant, car là se jouent des corps à corps qui peuvent être dangereux pour les poches et les sacs. Les gens sont survoltés. Ils nous collent. L’espace vital se réduit. Nesrine nous trouve deux places à l’arrachée.

 

Le temps d’acheter une bouteille d’eau, nous voilà embarqués dans un vieux minibus surchargé. Nos sacs sont jetés sur le toit du van, je croise les doigts pour mon ordinateur. Nous sommes assis collés les uns aux autres par une chaleur insupportable. Le co-pilote (un tout jeune garçon qui gère les passagers et les engueulent pour les placer) s’assoit avec nous et ferme la porte coulissante du véhicule. Puis il se relève et d’un geste brusque place une personne de plus, qu’il cale entre lui et moi. Nous nous retrouvons littéralement agglutinés, à cinq sur une banquette prévue pour trois personnes. C’est parti pour plus d’une heure de voyage.

 

Le chauffeur roule vite, très vite, il double à tous vas les touk-touk, des scooters taxis. La route est chaotique : elle passe par des chemins de montagne, des virages en tête d’épingle, traverse de minuscules villages, serpente entre de hauts plateaux arides. Des gros tuyaux traversent parfois la route, il faut s’arrêter pour passer lentement par-dessus. Ca accélère à plein régime, ça freine brusquement, ça tangue de tous les côtés, on se croirait dans un bateau en pleine tempête. 

 

Nous croisons des bergers sur le bas-côté de la route. Dans les villages, les enfants courent derrière le minibus en hurlant, comme si c’était un jeu. Personne à l’intérieur du van ne semble parler anglais, ni prêter attention à ce qu’il se passe pour nous. Par moment, on dirait même qu'on les dérange. Le co-pilote collecte l’argent du trajet pour chacun. Il recompte le tout plusieurs fois. Les gens nous dévisagent quand nous croisons leurs regards. Les femmes replient leur voile sur leur nez. Mais nous sommes obligés de nous en remettre à eux : le temps du trajet, nous serons liés par le partage de cet espace exigu et des risques que ça comporte en cas d'accident. Je commence à filmer et photographier ce que je peux par la fenêtre.

 

Je sens Rimbaud qui rôde autour. Ses pas, ses yeux, sa sueur, ici et là.

 

 

Ici un camion est posé sur le toit d’une maison, là un touk-touk vient tout juste de dévaler un ravin et une cinquantaine de personnes s’est massée autour. Un homme parle dans un mégaphone, allongé sous une petite tente, le son est saturé. Le van s'arrête et une femme en sort sans n'avoir rien demandé. Deux hommes montent à sa place. La route est une piste de sable et de poussière par endroits. Sur la banquette derrière nous, une femme demande un sachet plastique et vomit dedans. Le van frôle dangereusement les gens qui marchent sur le bord de la route ou qui la traversent inopinément. Les paysages qui défilent sont à couper le souffle de beauté. Le mélange de splendeur vertigineuse et de danger imminent m'entraîne dans une sorte de transe intérieure: je jubile d'être ici. Malgré l'inconfort, pour rien au monde, je ne voudrais être ailleurs que dans ce van. 

 

Le jeune homme assis à côté de moi soudain reçoit dans ses mains un de mes cheveux tombé inopinément sur lui. Il le touche tout délicatement, le fait tourner dans ses doigts avec une extrême douceur, avant de le montrer au co-pilote, qui s’étonne, sourit et répète le même geste. C'est comme une caresse à distance, un mix de stupeur et d'érotisme inexprimable. Des premiers contacts visuels se font par le biais de sourires gênés. Ont-ils seulement idée du choc que nous sommes en train de vivre ? Rapidement, je me laisse aller à un abandon. Il faut arrêter d’essayer de tout comprendre, de tout décrypter. Assise là, écrasée entre la chaleur et l'ailleurs, j’affiche un grand sourire, je me sens heureuse.

 

Une femme derrière moi me tape sur l’épaule. Elle m’indique quelque chose à photographier sur la droite. Puis sur la gauche. Ca devient comme un jeu. Nous rions. Elle connaît apparemment bien cette route. Je lui propose un selfie avec moi, elle sourit. Sa voisine de banquette aussi. C’est la femme qui vomissait. Maintenant elles posent toutes les deux avec moi, grand sourire aux lèvres. Alan s’invite dans l’image. Tout le monde commence à se détendre. Nous aussi, sûrement. Dans la promiscuité et le danger, l'humanité reprend toujours le dessus sur la peur de l'autre. 

 

 

Nous entrons dans la partie nouvelle de la ville de Harar. Les bâtiments se multiplient, le trafic s’intensifie. Les lettres géantes : « Harar City of Peace » apparaissent au détour d’une grande route. Notre destination est proche. La ville semble beaucoup plus belle, plus organique que Dire Daoua. Les couleurs des bâtiments, des voitures, des boui-boui, des étoles, explosent de partout. Du mauve vif, du vert tendre, du rose éclatant, du jaune soleil. Les associations de couleurs les plus improbables éclairent nos yeux. Tout est bringuebalant, mais beau. Il y a du bonheur à voir comment les couleurs recouvrent ici chaque chose, chaque personne, et rendent l'ensemble émouvant pour les yeux. C'est comme une vibration d'amour visuelle. 

 

 

 

 

Mardi 17 septembre - après midi

 

 

 

 

 

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