Récusée

J'ai été récusée, en avril 2009, au matin du procès de Cour d'Assise, pour lequel j'avais été tirée au sort et désignée comme jurée titulaire.

 

Le processus de désignation des jurés de Cour d'Assise se déroule par une succession de plusieurs tirages au sort. Six mois avant la date de l'audience, j'ai reçu un premier courrier m'informant du tirage au sort de mon nom sur les listes électorales. Sous peine d'une amende de plusieurs milliers d'euros, il me fallait renvoyer un coupon-réponse, une sorte d'accusé de réception, attestant que j'avais bien pris connaissance des règles du jeu.

 

Quelques semaines plus tard, je reçus un second courrier qui m'informait que mon nom avait été de nouveau tiré au sort, et que j'allais être convoquée au tribunal. Le jour J, au matin même de l'audience, étaient convoquées le double de personnes nécessaires pour composer le jury. Un dernier tirage au sort, réalisé sur place, désignait les jurés titulaires et les jurés suppléants. Le sort voulut que je sois jurée titulaire. Puis, quelques minutes plus tard, à l'énoncé des faits, je fus récusée.

 

La fonction de juré de Cour d'Assise est un devoir citoyen, une obligation légale. Sauf pour raison médicale grave, il est impossible de s'y dérober. L'affaire que nous allions juger était un homicide avec acte de barbarie. Le procureur nous expliqua ce que cela impliquait : nous allions devoir faire face à des lectures de rapports d'autopsie, avec des détails très choquants. Pour des personnes non habituées à ce genre de faits, ces récits sont effrayants, voire perturbants.

 

Et pourtant, par un mystérieux enchaînement de circonstances, toute plus improbables les unes que les autres, je peux affirmer que cette affaire, d'une certaine manière, m'a sauvé la vie. Voici la chronologie des faits.

 

...

 

Dix ans auparavant

En 1999

 

J'ai 19 ans. Je fréquente un cercle de gens tous plus âgés que moi, d'au moins 10 ou 15 ans. Chaque samedi, nous écumons les bars, les concerts, les soirées arrosées de la ville. Le dimanche midi, nous nous retrouvons chez l'un ou chez l'autre, pour éponger les cuites de la veille. Pétards, apéros, musique à fond et rigolades rythment nos weekends. C'est par l'intermédiaire d'Alain, un des joyeux lurons de la bande, que je rencontre la femme avec qui je vais partager les quinze prochaines années de ma vie. A cette époque, nous vivons l'insouciance de notre jeunesse d'artistes bohème.

 

Chez Alain, qui vit dans un appartement miteux du centre, se croise tout ce que la ville compte d'alcoolos, de fêtards, de babos et de junkies... Son appartement donne sur une petite arrière-cour où vit, juste en face de chez lui, un vieux rockeur, bien connu des noctambules: Remi. 

 

Rémi est une figure locale. Il est de tous les concerts, où il finit le plus souvent à poil en train de gueuler: "A poiiiiilllll !!!". Les patrons de bars le foutent à la porte la plupart des fois, parce qu'il est trop bourré. Mais Rémi n'est pas un méchant. Juste un relou qui picole trop. Je me souviens bien de lui, ce qui est étrange, car rarement je me souviens des gens. Il m'arrive de rencontrer des personnes qui disent me croiser depuis le collège ou le lycée et qui croient que je les snobe, alors qu'en vérité, je ne les ai jamais vus de ma vie ! Je ne suis pas physionomiste et j'ai un sens de l'observation tout relatif. Mais Rémi, je m'en souviens bien. Il avait l’œil perçant, le corps tout sec, les muscles des bras, des pec et des abdos saillants. Il avait une beauté particulière. On voyait qu'il était ravagé par l'alcool et les drogues, mais il n'y avait aucun vice, aucune méchanceté en lui... du moins dans ce que je percevais physiquement de lui. C'était un bon gars !

 

Un de ces fameux dimanche qu'on mangeait tous chez Alain, Rémi a débarqué à la porte en tambourinant et en gueulant comme un fou, parce qu'on faisait du bordel et qu'on l'empêchait de dormir. Alain l'a envoyé se faire foutre, et il est parti pour finalement revenir tout sourire avec un pack de canettes et boire des coups avec nous. C'est là qu'Alain a raconté une anecdote qui m'a aussi marquée et qui nous avait tous bien fait rigoler. Un jour, Rémi était parti travailler sur un chantier en déplacement, et il avait laissé sa chaîne hifi allumée, avec le volume à fond. Un morceau d'ACDC, en mode repeat, avait tourné en boucle toute la semaine, jour et nuit, jusqu'à son retour ! Tous les voisins avaient failli devenir fous !  Rémi souriait et nous laissait le prendre en dérision. Il avait conclu l'histoire en disant : "Heureusement que j'écoute de la bonne musique !"

 

...

 

Cinq ans auparavant

En 2004

 

J'ai 23 ans. Je viens d'être licenciée de mon premier job, pour de sombres raisons de harcèlement. J'ai droit à 24 mois de chômage. Je décide de saisir cette petite opportunité financière, pour partir vivre en Italie avec ma compagne, qui a hérité d'une maison dans les Abruzzes. Je tente de construire une autre vie là-bas. Mais officiellement, j'habite en France, domiciliée chez mes parents.

 

Pendant plusieurs années, je vais jongler entre les deux pays, pour gagner ma vie, péniblement. Difficile d'être artiste quand on est jeune, fille d'ouvriers, lesbienne, provinciale et sans un sous ! A cette époque, je me débrouille comme je peux.

 

...

 

Trois ans avant

En 2006

 

J'ai 25 ans. Mes parents viennent me rendre visite à L'Aquila, dans les Abruzzes. C'est la première fois qu'ils se rendent à l'étranger. C'est aussi la première fois que je les reçois comme il se doit. Une petite fierté.

 

A peine arrivés, ils me donnent des nouvelles du pays. Quelques semaines auparavant, juste en bas de chez eux, dans le terrain vague où mon père a l'habitude d'aller promener le chien, on a retrouvé un corps... enfin des morceaux de corps... Un cadavre découpé... Ils me racontent comment la police a bouclé le quartier, pendant trois jours. Comme ils habitent au deuxième étage, de leur fenêtre du salon, ils pouvaient voir la scientifique en action, des charlottes sur la tête, et des sur-chaussures aux pieds, faire des prélèvements et passer tout le terrain au peigne fin. Un dispositif impressionnant.

 

Mais à ce moment là, on ne sait rien de l'affaire. Juste des on-dit de voisinage. Un riverain aurait trouvé un morceau de corps humain, au bord du fleuve qui borde le terrain. Peut-être qu'on en saura plus dans le journal dans quelque temps...

 

...

 

Deux ans avant

En 2007

 

J'ai 26 ans. C'est l'été. Je rentre au pays, faire quelques papiers. Je croise Alain qui me demande si je suis au courant pour Rémi. Je lui dis que non. Je m'attends à ce qu'il me dise qu'il a fait un comas éthylique ou une OD. Mais c'est pire : Rémi a été assassiné. On l'a retrouvé découpé en morceau au bord de la Meuse, tout près de chez moi...

 

Je fais le lien avec l'histoire que m'ont racontée mes parents. J'hallucine. En fait, le cadavre trouvé dans le terrain vague où mon père promène son chien, c'était Rémi.

 

Pourquoi ? Comment ? Par qui ? Pour l'instant, on ne sait rien.

 

...

 

Deux mois avant

En janvier 2009

 

J'ai 28 ans. Cette année-là, je travaille presque autant en France qu'en Italie. J'enchaîne les allers et retours, grâce aux liaisons low cost de Ryanair: Bruxelles-Roma, Roma-Bruxelles.

 

Je reçois courant janvier le courrier final de convocation à l'audience de Cour d'Assise qui se tiendra le 6 avril 2009 à 9h au tribunal de Charleville-Mézières. Cela ne m'arrange pas du tout, car sur cette période, je suis blindée de travail. La dernière semaine de mars et jusqu'au 3 avril, je dois mener un atelier en France, puis le 5 avril au soir prendre l'avion pour Rome et rejoindre mon amie à L'Aquila, y passer la nuit, puis le 6 avril au matin, charger le camion avec les décors, et faire la route avec elle toute la journée jusque Milan, pour monter le spectacle le 7 et jouer le 8.

 

La session de Cour d'Assise nous oblige à changer tous nos plans : je dois rester en France et laisser ma compagne assurer le chargement et la route toute seule. Comme elle déteste conduire, elle décide de faire le trajet en plusieurs fois et de partir dès le vendredi 3 avril, bien en amont de la date initialement prévue.

 

L'incertitude sur la durée de la session de Cour d'Assise nous met en stress: arriverai-je à être présente le mercredi 8 avril à Milan ? Nous n'en savons rien...

 

...

 

Le Jour J

Lundi 6 avril 2009 au petit matin

 

Cette nuit-là, impossible de dormir. Je n'aime pas être dans l'incertitude. Combien de temps ça va prendre cette histoire de Cour d'Assise, je ne le sais pas. Je suis obligée d'attendre de voir comment ça va se passer, avant de réserver un vol retour. Acheté au dernier moment, ce ticket-là va me couter cher, je le sais... Mais c'est la loi, je n'ai pas le choix. Officiellement, je vis toujours en France, je n'ai pas déclaré ma résidence en Italie. Il faut que j'assume, c'est comme ça !

 

Il est 6h du matin, et je ne dors toujours pas. Je suis agitée. Je ne tiens pas en place alors je me lève et je me fais un café. Fait inexplicable, j'allume la radio. Or, jamais, je n'écoute la radio. Est-ce parce que j'avais besoin de me changer les idées, de remplir le silence, ou de penser à autre chose...? Je ne sais pas... ce qui est sûr, c'est qu'une force mystérieuse m'a poussée à allumer la radio et à écouter RTL ce matin-là, alors que je ne le faisais jamais d'habitude !

 

"Flash info spécial: un tremblement de terre a eu lieu cette nuit à 3h, à L'Aquila, dans les Abruzzes, en Italie. Un fort tremblement de terre, de magnitude 6.8. Il y aurait des blessés. Et peut-être même des morts. On n'en sait pas plus pour l'instant. On attend des nouvelles de notre envoyé spécial sur place..."

 

Je vacille ! Je n'en crois pas mes oreilles !

 

Fébrilement, j'allume la télé. Je cherche la chaine info. BFM. Je n'ai pas du tout l'habitude, alors je m'embrouille sur la télécommande. Puis d'un coup, ça s'affiche. L'Aquila. L'Aquila en boucle. Trois ou quatre images, tournées dans le noir, s'enchaînent sur l'écran, toujours les mêmes. Je vois la Via Roma, une rue juste en bas de chez nous, qui monte vers le centre-ville. Je la reconnais dans la pénombre. On y voit une Fiat Panda recouverte de pierres et de poussière. On y voit des gens hagards, passer dans la nuit, avec des couverture sur eux. Le présentateur rabâche les mêmes mots. Bilan provisoire: 6 morts. Puis 8, puis 10, puis 15. Bilan provisoire. toujours les mêmes images en boucle. J'hallucine !

 

Il est 6h15. Mes mains tremblent. J'appelle ma compagne. Je sais qu'elle a pris la route deux jours pus tôt. Elle est à Milan. Heureusement ! Je la réveille. Et c'est moi, depuis la France, qui lui annonce le tremblement de terre à L'Aquila. C'est fou ! C'est incroyable ! C'est dingue ! On connait beaucoup de gens là-bas. Ses tantes. Ses oncles. Ses cousins. Ses cousines. Nos voisins. Des amis. Des collègues. Le petit bar du coin. L'épicier. Des étudiants. Elle appelle. J'envoie des sms. Elle me rappelle. Petit à petit, on a des réponses qui tombent. D'autres qui tardent à arriver... Et la maison ? Chez nous ? Qu'est-ce qui s'est passé ? On ne sait pas... Les minutes deviennent très longues. Le stress monte.

 

Impuissante devant BFM, ahurie devant internet. A l'affût de quelques rares images et vidéos. Toujours les mêmes. Et les messages qui commencent à pleuvoir sur mon téléphone, de ceux qui veulent savoir où je suis, comment je vais, et qu'il faut rassurer... Les doigts qui tremblent et qui pianotent: "Je suis en France, je vais bien." Les sms qui fuse, et elle aussi...

 

Et bientôt l'heure d'aller au tribunal... Impossible d'y échapper...

 

...

 

 

Le Jour J

Lundi 6 avril 2009 à 9h

 

Au Tribunal de Grande Instance, je prends place, le téléphone à la main, pour répondre discrètement aux différents messages qui affluent. Assez rapidement, on nous demande d'éteindre nos portables, de couper tout contact avec l'extérieur. Assez rapidement, vient le dernier tirage au sort, celui qui me désigne juré titulaire. Assez rapidement, je suis devant le procureur, le président et les assesseurs qui nous expliquent qu'il faut toute notre concentration. Est-ce qu'un tremblement de" terre à l'étranger est une raison suffisante à invoquer pour sortir de là ? J'hésite. Je ne sais pas ce que je dois faire...

 

On nous fait part d'une dernière formalité avant le début de l'audience: on va nous exposer l'affaire qui sera traitée dans les grandes lignes, afin de s'assurer qu'aucun des jurés titulaires n'a un lien, de près ou de loin, avec les faits et les personnes concernés.

 

L'homicide dont il sera question dans les trois jours à venir est celui de Rémi... assassiné en 2006, par deux hommes, des sdf, après une nuit de beuverie passée ensemble, à la suite d'une bagarre qui a mal tourné...

 

Coup de théâtre !

 

...

 

 

Il est 10h30, ce lundi 6 avril 2009, quand je lève la main, pour déclarer que j'ai connu personnellement la victime il y a dix ans, que le meurtre s'est déroulé en bas de chez mes parents, et qu'en plus, un tremblement de terre a eu lieu cette nuit, dans la ville où j'habite avec ma compagne depuis cinq ans, et que donc, il me semble que je vais avoir du mal à me concentrer à cause de tout ça.... Tout le monde se tourne vers moi les yeux grand écarquillés. Je dis la vérité. Je vous le jure.

 

Dans la seconde qui suit, ni une ni deux, je suis récusée.

 

 

 

 

karma

 

 

 

 

 

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