Journal d'Istanbul

 

19 novembre 2018 (le Grand Bazar)

 

Chaque jour, nous sommes passés par le Grand Bazar. Istanbul est une ville de commerce. Le commerce est le principal point d’interaction entre les gens d’ici et les voyageurs, les touristes. Le Bazar est le vrai temple. Ils y vendent de tout : en profusion, en abondance, et avec un savoir-faire ancestral d’accroche, de suggestion, d’estimation, de calibrage, de négociation, de persuasion. Rabattage, étalage, échantillonnage, pertinence et déballage, chaos et organisation, mise en valeur par couleurs, par matières, par textures, par goûts, par ricochets ou combinaisons. Tout semble bordélique et pourtant tout est minutieusement calculé, arrangé pour atteindre le but ultime : l’achat.

 

Quand on sait ce qu'on veut, et qu'on cherche quelque chose de précis, le grand Bazar est un paradis: pour comparer, avoir le choix de pouvoir négocier au mieux. Mais si vous n'avez pas une idée claire en tête et que vous flânez, vous êtes à la merci des marchands.

 

Par un sourire, une harangue fine ou acharnée, ils vous arrêtent dans votre déambulation et, après vous avoir mis suffisamment en confiance ou en curiosité, vous invitent à entrer. La générosité, le don, sont l’acte fondateur du jeu : ils commencent par vous offrir un thé, ou un café, un gâteau souvent aussi. Boire, manger, pour rester là. A partir de là, il est très difficile de reculer, de se retirer. Une relation est amorcée. Il y a souvent plusieurs hommes autour de vous, dans un endroit très étroit, avec une seule porte. On vous fait la conversation, on vous raconte des légendes, des histoires, et par ci par là on vous montre la marchandise, on vous laisse poser une question, puis on vous ouvre à différentes gammes : les différences de prix, de qualité, de tailles, de couleurs, de quantités. Après tous ces échanges, et une dose de complicité, vous ne pouvez plus vous soustraire, il faut trouver un terrain d’entente, il faut choisir quelque chose, vous devenez obligé : l’unique porte de sortie, c’est de finir par acheter, et sortir la monnaie qu’on n’avait pas forcément prévu de dépenser, pour un article, ou plusieurs, qu’on n’avait pas non plus forcément besoin d’acheter.

 

Le négoce est la culture prégnante d’Istanbul. Et les marchands du bazar, des hommes dans leur écrasante majorité, sont des vendeurs hors pairs. Toutes ces échoppes agglutinées les unes aux autres, où pullulent toutes sortes de marchandises, témoignent de cette nature profonde des gens d’ici, et de leur expérience millénaire en la matière. Acheter, accumuler, exposer, étaler, mettre en valeur, harponner le client, et vendre. Afficher un stock presque illimité, infini, acculer pour écouler, et ainsi entrer dans la circulation quasi cosmique de l’argent (au sens où les billets circulent comme les objets, d’une main à l’autre, dans une immense chaine gravitationnelle). Les rôles sont multiples : sur les extérieurs on trouve les rabatteurs, les porteurs, les livreurs, les serveurs ambulants, et à l’intérieur des boutiques exigües, les experts, les vendeurs, les artisans. Une fois attrapé, le piège se referme sur vous : de la convivialité au marché conclu, toute la chaîne fonctionne comme une mécanique bien huilée : le client est enserré dans un engrenage complexe qui finit par avoir raison de lui.

 

Le Bazar est un hors-temps, un hors-lieu, avec ses propres codes, son dédale, ses recoins, ses carrefours et ses cul de sac, ses galeries intérieures et ses portes de sorties vers un nouveau labyrinthe, ses abords, ses boutiques minuscules et ses arrières-boutiques invisibles, ses patios, ses passages, ses cours, ses étages, ses virages, ses ruelles étroites. Tout y semble fluide et bouché à la fois, et c’est en fait un piège. Car tout est fait pour que le badaud, l’étranger surtout, s’y perde complètement, et qu’il y tourne en rond pendant des heures, qu’il ne puisse plus en sortir. Les marchands jouent avec lui comme avec une balle qu’ils se renvoient d’un bout à l’autre. Et ainsi on rebondit sur les étals, ne sachant plus où donner des yeux, pris au piège, au jeu d’une urgence d’acheter, de profiter de quelques bonnes affaires, pris d’une fièvre de la possession, face à tant d’objets qui vous appellent, qui vous attirent, qui vous submergent. Toutes ces sollicitations fonctionnent comme des suggestions subliminales irrésistibles à l’inconscient, une sorte d’hypnose. Impossible de repartir les mains vides, de ne pas prendre sa part à soi dans cette profusion de choses. Et on achète à tout va, on repart avec des sacs remplis d’objets dont on ne devinait même pas qu’ils auraient pu nous être utiles, dont on n’avait pas vraiment besoin, mais qui nous ont quand même convaincus. Et cette histoire de la frénésie matérialiste, l’acharnement à posséder qui caractérise les occidentaux, est très bien comprise par les marchands d’Istanbul, qui nous agitent sous le nez les mille délices dorés de l’Orient, et font se répéter l’histoire de ce côté-ci du présent, comme mille ans auparavant.

 

 

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