Journal d'Istanbul

 

15 novembre 2018 (au hammam)

 

Il faut jeter un pavé dans la mare de mes pensées. Comme dit ma mère, de temps en temps « il faut changer l’eau des patates ». Sur les routes depuis plus d’un mois, je saute d’un continent à l’autre, je plonge à pieds joints dans des cultures étrangères et pourtant si proches. L’Amérique, l’Europe, l’Asie… peu importe la terre qui veut se coller à mes semelles, je m’envole sans avoir le temps de m’y embourber. J’arrive, pour m’arracher. Et entre temps, j’observe les natures humaines, les ouvertures et les reculs, les mouvements et les postures des uns et des autres, à mon égard. Dans la rue, quand on me dévisage, je soutiens l’affront, je ne détourne jamais les yeux. Je marche, en faisant face aux inconnu-e-s que je croise et qui me scannent. Les hommes me déshabillent des yeux, les femmes se comparent furtivement. Quelle idée peuvent-ils, peuvent-elles bien se faire de ma complexité ? Chaque instant de contact est fugace, banal, mais vital. Chaque échange, le plus infime soit-il, est une réponse incomplète à ma question existentielle.

 

Le doute en poche, je suis allée au hammam. Dans des bains turcs historiques du 15ème siècle, en plein centre de la vieille ville, la céramique m’a révélée une profonde tristesse. Elle m’a faite pleurer, en touchant du doigt mon désespoir. Un peu perdue, sans indication aucune des autres femmes présentes, je me suis retrouvée sous une voûte rose immense de beauté, perlée de gouttes d’eau, sculptée d’étoiles et percée de lumière. Un planétarium encore… Je me suis allongée en dessous, sur la grande pierre centrale, bouillante depuis son intérieur. Dans des alcôves tout autour, des robinets d’eau froide et d’eau chaude coulaient sporadiquement. Des écuelles de cuivre étaient disséminées ici et là, et il fallait en prendre une pour recueillir l’eau, froide, chaude ou tiède, à verser sur soi. Chaleur ambiante 45 degrés de vapeur. Par les chocs thermiques, on fait monter le bien-être, l’extase du corps. Mais pour moi, ce fut un malaise qui s’éleva du fond de mon corps. Ma gorge se serra, je ressentis d’un coup toute la solitude de ma vie, toute la misère de ma condition. Seule parmi des groupes, des grappes de femmes, qui me dévisageaient. Lesbienne parmi des femmes aux corps dénudés, ignares de mon désir, insensibles à l’érotisme de mon corps à moi, je me vis intruse en immersion, espionne sous couverture. Traitresse, j’étais renvoyée cruellement à ma déviance incurable, digne du supplice de Tantale. 

 

Les femmes se lavaient l’une l’autre, à l’aide d’étoles de coton gonflées de mousse de savon. Elle passaient sur leur peau le gant de crin, massaient les chevelures de leurs comparses, tout en bavardant. Le son était distordu, comme immergé, balloté entre le clapotis de l’eau et la réverbération de la céramique. La vapeur ne masquait pas les corps, comme dans ces imitations de hammam qu’on trouve maintenant dans les piscines municipales françaises. Au contraire, elle les enveloppait d’un halo délicat, presque lumineux. Les peaux luisaient, les formes rondes et généreuses de leurs épaules, de leurs seins, de leurs fesses se dessinaient sous des reflets humides. L’érotisme m’était insupportable, affolant. Comment ne pas dévorer des yeux un tel étalage de beauté, comment rester de marbre face à ces chairs si désirables, à ces poitrines gonflées, à ces dos cambrés, à ces cuisses écartées, et pourtant si insouciantes, comment résister à toute cette profusion de corps mélangés, exposés, nonchalants, inconscients d’eux mêmes, et de l’érotisme qu’ils exercent sur moi ?

 

Une irrépressible envie de mourir, là maintenant, subitement, m’assaillit. A quoi bon vivre, puisque je ne pourrai jamais, ou si peu, gouter à ces plaisirs, toucher ces peaux et combler mon excitation, puisque tout cela n’est pas pour moi, puisqu’on ne me voit pas pour ce que je suis ? A quoi bon rester dans un monde qui ne voudra jamais de moi, pas comme ça en tout cas ? Seule dans un écrin de beauté vaporeuse, étourdie de poésie moite, je me sentis tellement ignorée, tellement frustrée, tellement vrillée, qu’il ne me restait plus aucune envie de vivre. Je voulais me dissoudre dans la vapeur, disparaître, comme je suis arrivée, puisque rien n’a de sens, si ce n’est la souffrance d’être enfermée dans un corps qui ne me convient pas, et la douleur d’être en permanence renvoyée à cette impuissance : l’inexistence.

 

Je suis sortie complètement déprimée. J’ai bu la palinka de Bruno pour me réchauffer l’âme, et j’ai mangé du nougat. Mon corps était certes bouillant, mais mon cœur était froid, vide, triste comme une pierre. Les larmes coulaient par flots incontrôlés sur mes joues, à mesure que Bruno essayait d’entrevoir le gouffre en moi, pour m’aider à en sortir. Je me suis accrochée, comme rarement, pour ne pas sombrer. Le hammam m’a une fois de plus confirmé ce que je savais déjà trop : je ne suis pas adaptée à ce monde là. Je suis une intruse, une suppliciée. Même dans le plus beau des palais, même au cœur du voyage, même en pleine liberté, je souffrirai, et ce jusqu’à la fin de mes jours. 

 

Malgré ma nature profondément optimiste, festive et combattive, le hammam m’a plongée dans un immense désarroi. Il m’a fallu plusieurs heures pour raisonner sur cette expérience et comprendre que cette coutume sociale chez les Turques a l’impact d’une confrontation culturelle, d’un choc, pour des occidentaux comme moi, qui avons perdu l’habitude de mettre nos corps nus en relation les uns avec les autres, sans tension sexuelle. Peut-être cette tristesse immense qui m’a envahie vient-elle avant tout d’un manque caractéristique de la société toute entière dont je suis issue : manque du toucher, le toucher existentiel comme dit Bruno, manque du corps de l’autre, du corps semblable, manque d’espaces de socialisation profonde (comme les séances d’épouillage chez les primates), manque de vérité, manque de nudité simple, manque de corps vrai, manque de vérité peut-être... 

 

Telle fût mon chemin de consolation. Et pourtant, si je m'y replonge vraiment... 

 

Au moment de me sécher les cheveux dans les vestiaires du hammam, une femme est venue s’asseoir à côté de moi. Elle s’est coiffée, s’est séchée elle aussi. Quelques minutes auparavant, elle était étendue nue, près de moi. Ses vêtements, ses cheveux attachés, son maquillage la transformaient littéralement. Je n'osais la regarder, car je ne voulais pas lui imposer mon mal être... Puis, d’un geste sec et franc, elle s’est recouverte d’un voile noir, et elle a disparu sous un néant de tissu et d’invisibilité. Je me suis dis qu’au moins j’avais pour moi de pouvoir être au monde sans me recouvrir d’un voile intégral, sans me cacher, ni devoir me soustraire au regard des autres. Je compris que, peut être, pour les femmes d’ici, le hammam compensait une forme de barbarie, tout aussi cruelle que celle que je ressentais en moi. J’ai compris surtout que TOUTE autant que nous sommes, nous avons notre propre supplice à supporter. Je ne suis donc pas seule, et ma souffrance est bien peu de chose finalement... Je n’échangerai pas ma peine contre la sienne. Alors, que vive mon supplice !

 

 

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