Annie Ernaux

Déchiffrer les alexandrins de Corneille, c'était comme découvrir une langue antique, traduire un texte sacré. Le premier livre que je me souviens d'avoir lu (ou tenté de lire) : Polyeucte. Je ne comprenais rien, mais j'étais archéologue, aventurière, pionnière. Découvreuse de mots oubliés, exploratrice de sens cachés. J'ai encore souvent cette sensation, devant les textes classiques, devant les écritures du passé. Je les ai sur le bout de la langue. Je ne les saisis pas, mais je les ressens.

 

J'en ressens la longue traversée des siècles. La marche exténuante. L'altération. L'érosion parfois. J'en ressens l'inclinaison, le renoncement aussi: le corset de la métrique qui étrique certains vers, la rime forcée aux besoins du sens, ce sens des grandes oeuvres qui, globalement, m'échappe aujourd'hui encore.

 

Cachée sous la table d'angle en chêne massif, j'écoutais les adultes parler, en buvant leur canette, la musique grasse et familière du ch'ti, ses exagérations, son laisser-aller, ses gonflements, ses flatulences. Et je comprenais tout, sans avoir à réfléchir. La langue était réelle, immédiate, elle jaillissait des choses. Nouzaut' un parlo un ch'timi, nous on parlait chti'mi, un mélange improbable de vieux français, de flamand, d'anglais du moyen-âge et d'espagnol classique qui donnait un ensemble très grossier, des accents de gouaille des rues. Ch'té caire ti min tiote, disait ma mère, r'monte eut'marone, disait mon père. Elle tordait des serpillières dans de l'eau noire, il époussetait les minous de poussière accrochés aux poils du balai, comme s'il fallait chaque jour nettoyer l'inélégance de notre langage.

 

Parler, c'était presque sale : une enfilade de gros mots plein la bouche. Lire, c'était être seule : une danse secrète des mots dans ma tête. Ainsi, il y avait deux langues en moi : la langue de la cuisine, de la poussière, de ma grand-mère, de la bière, des terrils, la langue crasseuse ; et la langue des poètes, des écrivains, des livres, des cahiers d'école, et qui me semblait être une langue d'avant, d'avant que le réel ne soit réel, d'avant que le présent ne soit maintenant, la langue précieuse. L'une était partagée, tout le monde l'embouchait, l'autre m'était exclusive, je la cachais, je la jalousais, on n'avait pas le droit de la parler, même pas moi. On ne pouvait que la lire dans sa tête.

 

Souvent je demandais à ma mère : Maman, qui a inventé les mots ? Ma mère me disait que c'était Dieu et j'imaginais Dieu apposant des petits mots en papier sur chaque chose, tout en sachant que cela était impossible et qu'il y avait dans l'histoire un je-ne-sais-quoi – un code ? – qui m'était encore impensable.

 

J'écrivais moi-même secrètement des petits mots en papier que j'apposais sous des pierres ou dans des mottes de terre, dans ma folie de vouloir nommer et faire exister jusqu'au moindre pistil de fleur.

 

Je ne saurais dire pourquoi j'ai aimé écrire, plutôt que dire, peut-être par inhibition. Jusqu'ici, j'avais séparé de mon écriture le parler poisseux. J'avais aussi essayé de couper de mon phrasé adulte le parler de mon enfance, cherchant peut-être, comme disait Jean Genet, à apprivoiser la langue de l'ennemi, pour mieux m'y camoufler, allant jusqu'à culpabiliser d'avoir encore certains réflexes patoisants... Mais à vous lire et relire, à vous entendre écrire, et à perdre souffle dans vos mots, Madame Ernaux, je prends conscience du trésor inconnu jusque là en moi : l'oralité, les onomatopées, les proverbes, les phrases toute-faites, le prêt-à-dire, le franc-parler, les mots bouffés, marmonnés, ou étirés à l'extrême de l'accent, les expressions directes. Grâce à vous, tout cela ruissèle enfin de poésie, de la juste poésie dont toute langue est porteuse si on sait l'entendre. 

 

...

 

Les chiens ne font pas des chats.
Le sang c'est pas d'l'eau.
T'es fagotée comme l'as de pique.
Ah les jeunes d'asteur.
Espèce de grand dadet va.
C'est marqué d'ssus c'est comme le Port-Salut.
Au diable les varices.

Tord pas du cul la route est droite.
Y va pleuvoir demain j'ai de maux à mes oches.
Ches fiens là y zont encore coupé l'route.

 

...

 

Comme vous, Madame Ernaux, je voudrais secouer l'enfance, remuer les souvenirs, touiller les époques, retourner la mémoire : retrouver les mots oubliés, ma langue sale, y mettre le ton, la gouaille, y mettre les mains, le rire, la toux grasse et même le crachat, tous mes glaillots... Fouiller ce trou, où vous avez su débusquer le sens et la poésie. De cette époque-là, de ce manque de mots, vous avez raison, il ne reste pas que de la honte.

 

Extrait de Sur le bout de la langue (lettre à Annie Ernaux)

 

 

 

 

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