Jorge Luis Borges

J'étais en train de lire Le guerrier et la captive dans L'aleph, et à coup sûr je cheminais dans les rues de Ravenne assiégée par les Longobard, et je m'émerveillais devant la virginité de la Pleine Terre, dans l'étendue Pampa, non loin de la chaîne des fortins. Une anglaise captive chez les indiens au XVIIIème siècle pouvait tout aussi bien être un barbare converti du XIIème siècle. Si le parallèle est plaisant, leur rencontre est tout à fait impossible. C'est peut-être ce qui a dérangé Borges et l'a convaincu d'écrire la Biographie de Teado Isidoro Cruz.

 

Je fis halte dans une estancia dont j'ignorais le nom, à trois ou quatre lieux de Pergamino, où durant la nuit nous furent attaqués par des guérilleros en déroute. Là je rencontrai Isidora Cruz, la mère d'Isidoro. Je suivis l'homme, qui avait déserté, puis prit part aux guerres civiles, jusqu'à ce qu' « il se vit lui-même dans une mêlée et dans un homme ».

 

A cet instant, je dus interrompre ma lecture car un homme entra dans la bibliothèque dont je tenais la permanence, en ce mercredi après midi de juillet, dans le petit village où je travaille.

 

Comme sorti de cette nuit où Cruz atteignit « le fond de sa vie », comme jailli de la nouvelle que j'étais en train de lire, il apparut dans l'entrée du bâtiment communal, couvert d'une immense bâche en plastique. Il tenait à la main un bâton de pèlerin et portait un très gros sac sur son dos, comme s'il y avait là toute sa vie. Il était trempé par la pluie battante, creusé par les vents nocturnes. Il m'adressa un regard froid, distant. Il s'avança d'un pas franc, visita les lieux, grommela des mots incompréhensibles et s'installa face à un ordinateur.

 

Et, comme Cruz dans le livre que je tenais en main, je me vis moi-même dans l'homme qui se tenait face à moi, ou plutôt je vis en lui l'ailleurs de moi-même. Mieux : mon envers exact. Homme quand j'étais femme, noir quand j'étais blanche, sale quand j'étais propre, étranger quand j'étais du pays, libre quand j'étais enfermée, tenue, enchaînée. En finissant la nouvelle de Borges, en présence de cet homme, je sus avec certitude que j'avais rencontré mon âme retournée, retroussée, inversée.

 

A la différence de Cruz qui a pris le parti du fugitif qu'il traquait car il s'était vu en lui, moi je n'ai pas agi. Je suis restée là, sans rien communiquer à cet homme qui, dans sa présence silencieuse, disait au monde toute sa suffisance, son errance, sa poésie. Et j'ai pensé au Troglodyte dans L'Immortel, qui plus tard se révéla être Homère en personne. Et je me suis convaincue que je pouvais moi aussi être cet homme, l'étranger, le marcheur. Que je pouvais être lui de l'intérieur.

 

Il me fallait marcher dans les mots, arpenter avec les mots, vagabonder les mots. Me parsemer, me disséminer moi-même sur les chemins du langage. Et, tel un pèlerin dans le labyrinthe du monde, partir à la rencontre d'autres bibliothécaires alanguies.

 

D'après L'Aleph, de Jorge Luis Borges

 

 

 

 

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