Biche


C’est une route, encastrée entre deux collines recouvertes d'une épaisse forêt. Elle est bordée de trottoirs irréguliers et de petites maisons en brique, toutes identiques. Seuls les enduits des façades les distinguent un peu les unes des autres. J’avais le souvenir d’un perron, qui se révéla n’être qu’un banal auvent. Juste à côté de cet auvent se trouve toujours la bicoque où vécut ma grand-mère, avec sa petite porte, ces volets décrépis, sa fenêtre à l’étage. Je me dis, en la voyant pour la première fois grandeur nature, qu’une partie de mon enfance était encastrée dans l’étroitesse, dans la tristesse de cette maison minuscule.

 

Je remontai la rue, et je me vis la traverser en courant, sans regarder à gauche et à droite, comme par défi. Mais je ne le fis pas. La vieille scierie qui se trouvait de l’autre côté de la route a été rasée. A sa place, ronfle désormais un parking vide. Soudain je vis ce petit chemin à droite, qui descend vers les jardins, derrière les maisons. Je l’avais oublié et pourtant. Combien de fois l’avions-nous pris, ce chemin, ma sœur et moi ? Nous allions voir les poissons portés par le courant du ruisseau qui dévale de la forêt et file tout droit en contrebas. Je ne retrouvai pas le jardin de ma grand-mère, tous les bouts de terrain avaient la même superficie, et étaient séparés par des murs de briques clairsemés. Le ruisseau disparaissait toujours dans un tunnel de mystère. Il s’écoulait dans l’obscurité d’un passage invisible, que, enfant, j’avais longuement rêvé. Je me demandais encore une fois où partait ce ruisseau.

 

Je me mis donc en tête de remonter jusqu’à sa source dans les bois. Si je ne pouvais savoir où il allait, je pourrais peut-être trouver d’où il venait ? Je passai le mur de ciment qui borde la côte abrupte et je m’élançai dans les bois, à l'assaut de la source. Cherchant appui sur les rochers qui longent le cours d’eau, je montai un peu plus haut et je débouchai sur un chemin forestier qui serpente pour grimper le flanc de la colline. Petit à petit, les rumeurs du bourg s’atténuèrent, elles finirent dans un écho lointain. Et la forêt me prit dans ses senteurs, dans son silence grouillant, tourbillonnant d’arbres, d’herbes et d’abeilles. Mes vêtements me collaient à la peau, je sentais chaque muscle de mes jambes en attention, en tension, en ascension. Plus que le lieu, c’était peut-être cette sensation là qui me ramenait à une vérité de mon enfance, qui me guidait vers une vérité de moi-même.

 

Les massifs de fleurs sauvages qui émergent de la rocaille, les fougères fières, les ronces qui s’accrochent au pantalon, la mousse tendre sur les troncs, les nuances de lichens sur les pierres et par terre les éclats de quartz blanc et rose, les bouts d'ardoises aiguisées, les racines des arbres qui s’entrelacent amoureusement, la terre, tantôt durcie par les caillasses, tantôt gorgée d’eau, tout cela assaillait mon corps et mes sens. Le sang battait dans mes tempes et pulsait comme la sève des feuilles qui cherchent la lumière. Il faisait chaud. Je continuai de gravir cette butte comme s'il s'agissait d'une montagne sacrée. 

 

Tandis que je m’éloignais du ruisseau, j’entendais toujours son chuchotement. Je suivais le chemin et, au détour d’un virage où se penchaient toutes sortes d’herbes et de fleurs et où débordaient des mûres des bois, j’entendis un frissonnement dans les herbes. Il y avait là quelque moineau, ou bien un mulot, pensai-je. Alors j'observai. Puis j’entendis un craquement, je relevai la tête et je croisai le regard d’une biche, qui n'était qu'à quelques mètres de moi. En cinq ou six bonds, elle gravit ce qui restait de colline, mettant une distance sûre entre elle et moi. Elle se retourna et me considéra un instant avant de faire retentir le sol sous ses pattes, comme le battement d’un cœur profond, venu de la terre. Puis elle disparut de l’autre côté de la colline. Je m’approchai de l’endroit où elle se tenait paisible lorsque je la croisai. Mes pas s’enfoncèrent dans les herbes, j’avais l’impression de marcher sur du sable. Je ne voyais pas où je mettais les pieds, mais j’avançai jusqu’à cet endroit. J’avançai…

 

Et j’arrivai là où était la biche, quelques instants auparavant. Je sentis de l’eau dans mes chaussures, je regardai par terre et je vis des herbes d’un vert vital, des joncs et des lentilles d'eau d’une fragilité presque impensable, qui vivaient et flottaient là, dans un mètre carré de paradis. C’est à cet endroit que se trouvait la source du ruisseau, à l’abri d’un grand herbier qui semblait veiller sur ce minuscule marais.

 

Là, je me suis penchée et j’ai écouté l’écoulement de l’eau, dont un mince filet venait de dessous la terre. Puis j’ai remercié la forêt de m’avoir montré la source du ruisseau, de m’avoir fait l’honneur de partager ce secret si intime, si bien gardé. Et j’ai repensé à ma grand-mère, à ma mère, à ma sœur, à toutes les femmes que j’ai aimées dans ma vie.

 

En descendant le chemin, je me suis dit qu’il y avait dans cette source l’esprit féminin qui régnait sur ma vie depuis toujours. L’envol gracieux de cette biche était l’image même de ces femmes si majestueusement fuyantes, qui se laissaient admirer tout en se soustrayant à mes regards, à ma présence. Cet instant suspendu au flanc abrupte de la colline, éblouissant jusqu’au vertige, et cette source si infime, si discrète, étaient un chant d'amour.

 

 

 

 

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