Michel Serres

Boustrophédon

 

Empreintes laissées sur un chemin de fange par le troupeau des bœufs.

Marche en avant, marche en arrière. Ecriture à reculons.

Je veux retourner jusqu'à la caverne des origines, d'où ils ont mugi, d'où ils ont fait jaillir le son sauvage du sens.

Dans un meuglement lent, étiré du fond des temps.

Le sens, le contre-sens s'inscrit dans la terre glaise d'un chemin antique, sémantique.

Bosses et creux, creux et bosses. Dans la boue, le poids des bœufs, la fatigue des croupes, qui se traînent en ruminant sous une pluie battante.

Fils tendus. Lignes et trajectoires invisibles.

Les vautours tracent au ciel d'azur de calligraphiques augures.

Fumée trouble ou fumée droite.

Qu'est-ce qui, mieux qu'une cheminée, nous relie encore au magique, au merveilleux?

L'aigle savant lâche au sol la tablette d'argile.

La pomme choisit en cet instant de tomber sur la tête de Newton.

La vérité pleure du ciel et nous abreuve, jusqu'à l'ivresse.

Avant d'écrire, nous avons piétiné la terre de nos conquêtes.

Avant d'écrire, nous avons tracé sur la toile du ciel le vol subjuguant des oiseaux.

Avant d'écrire, nous avons dessiné au sol de poussière l'ombre de l'arbre.

 

Avant d'écrire...

 

Avant que nos signes multicolores ne deviennent des caractères blancs, et que nos yeux se doublent de lunettes, sans plus rien savoir lire.

Puis dans une enfilade de pavés et de pierres, nous avons construit routes et murs. Nous nous sommes révoltés contre la fange, nous avons enfoncé le fer dans la terre, comme une lame affutée dans un corps mou, sanguin.

Hémorragie du ciel: le déluge nous rappelle que nous sommes de marbre et d'argile.

L'eau efface toutes nos traces. Le fleuve débordant annule le passé dans son flot continu d'événements impassibles, insensibles à nos langueurs, nos nostalgies.

J'ai vacillé sur les ornières du chemin de fange, les semelles crottées, j’ai voulu marcher, m’arracher.

Il ne fallait que plonger. J’ai traversé le lac blanc, j'ai oublié mon passé.

Arriver, c'est se tenir debout et essoufflé sur l'autre rive, être tout mouillé, presque nu, et à bout de force, renaître.

L'eau a lavé mes péchés, le troupeau n’a pas été volé, l’histoire a été écrite à l’envers. L'encre s’est diluée en elle, le sillon noir des sabots sur la page blanche de la mémoire n’est même plus un souvenir.

 

« Or le xénos hellène désigne l’étranger, mais il désigne l’hôte aussi. Le même mot dit en même temps, sous le même rapport et dans le même lieu, celui qui est dehors, au-delà des frontières, et qui, invité, se trouve maintenant dedans. Le même être est en deux lieux en même temps, le même mot a le souffle double. En ce point là, unique et flou, nos langues maternelles ont dû trembler. De même que la langue française donne le même nom à qui est reçu et à qui reçoit, de même que l’hôte est, sans autre mention, un doublet indiscernable, de même que la langue grecque décerne un même titre à l’hôte et à l’étranger, de même la langue latine, moins aigüe mais plus forte, joue sur les noms presque indistincts de l’hôte et de l’ennemi, elle indique le rapport de l’hospitalité à l’hostilité. Le voisinage hostes hospites n’est pas rare chez Tite-Live, je veux dire dans sa langue, il est fréquent dans les situations. »

 

La fondation de Rome, Michel Serres

 

 

 

 

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